Elle prit son service en descendant à l’office et prit soin de ne pas faire craquer l’antique escalier de bois, dont les vieilles marches noircies par la cire qu’elle y mettait chaque semaine, avaient tendance à jouer un cantique.
Respectueuse elle ne veut pas que ses maîtres, monsieur et madame Gougaud ne se réveillent prématurément. Elle ne sait si son affection pour ses derniers est de l’ordre du respect, ou si il est d’ordre familial, presque filial. Cela fait plus de vingt ans qu’elle est à leur service. Elle sait tout d’eux et parfois elle s’imagine qu’elle connaît plus de choses sur l’un ou l’autre que les membres du couple eux mêmes.
Elle sait leurs maladies, leurs manies, leurs aigreurs.
Lorsque madame est incommodée c’est à Marie que l’on se confie, d’ailleurs les Gougaud ne confient pas leur petit linge aux lavandières du village ,c’est elle qui en efface les malpropretés.
Les connaissant sur le bout des ongles elle sait lorsque monsieur honore madame. Elle se lève avec du rouge aux joues et exhalant un parfum qu’elle n’a pas les autres jours. Lui d’humeur guillerette sifflote un mâle air militaire et se permet quelques privautés sans conséquence sur les fesses de Marie si par inconséquence elle les lui laisse à sa portée.
Au vrai Marie, si elle est effectivement dans leur intimité,n’est pas aux yeux de ses maîtres un membre de la famille. Même si ils l’aiment bien et la gratifie de bons gages, elle n’est qu’une sotte bonniche, une domestique qui n’a de place qu’entre l’enfant et le cheval de trait.
Marie devant son fourneau prépare le petit déjeuner, pour madame cela sera du lait chaud avec un nuage de café et pour monsieur un bol de noir bien serré.
Pour elle ses agapes sont celles de gens des villes, elle s’avale un reste de soupe, pour être calée.
D’ailleurs comme tous les matins voilà Julie la métayère du domaine, sa face crayeuse et sa silhouette rebondie apparaissent à la porte.
Tous les matins elle tend le pot de lait tiède qu’elle vient de traire et comme une complainte lui assène les mêmes mots.
- Bien le bon jour Marie
- Il fait beau aujourd’hui
- espérons que cela va tenir
- monsieur et madame sont encore couchés
- pour sûr ils vont nous faire un petit
Et immuablement Marie répond
- bon jour Julie
- oui le temps est magnifique, les hirondelles volent haut
- nous sommes qu’au mois d’août il y aura encore des beaux jours
- oui nos maîtres dorment encore
- m’ étonnerait qu’ils nous en fassent un le moule est presque cassé et monsieur sait être prudent.
Tous les matins la métayère repartait convaincue que Marie savait bien des choses et qu’on était à la limite de la mauvaise chose.
Son mari lui dit à chaque retour, pour qu’elle reste au service aussi longtemps la Marie elle doit y passer.
La blague de Marie sur le comportement amoureux du maître se propageait donc de bouche en bouche et se transformait à mesure. Pour certains la servante du château était servie par le maître tous les matins, mais il n’y avait aucune crainte car ce dernier savait sauter en marche.
Après que l’importune soit partie, Marie sort de sa poche de tablier une lettre . C’est une missive pour son amoureux, une première pour elle. Jamais elle n’en a écrit, jamais en quelques phrases elle n’a exprimé son ressenti. Les mots qu’elle a tracés dans la solitude de sa chambrette expriment son bonheur. Celui qui n’est atteint que par une femme amoureuse.
Avant qu’il ne parte, elle lui a tout donné, sa virginité de vieille fille, son âme et son esprit. Elle va attendre son retour, avec ses économies ils achèteront une terre et vivront heureux. Son seul regret sera peut-être son absence de maternité, il est trop tard pour elle.
Mais au fond d’elle même, reste malgré tout un mince espoir, elle en a déjà vu des femmes accoucher sur le retour de l’age.
Un ne restez pas à flemmarder ma fille, la fait sursauter.
Madame tirée à quatre épingles comme si elle ne s’était jamais couchée se trouve dans l’encadrement de la porte. Elle n’a pas la figure des meilleurs jours, pour sûr monsieur n’a pas quitté le lit jumeau, elle est pâle à faire peur.
Quand à Monsieur contrairement à ses habitudes il ne s’arrête même pas et semble partir d’un pas décidé chez Charles Girard le marchand de vin.
Les taches ne manquent pas à l’office, Marie est une sorte de femme à tout faire, elle n’est pas tout à fait une domestique de chambre mais pas non plus une domestique de ferme. Elle ne nettoie pas l’étable, elle ne fait pas la traite, mais n’est pas non plus la gouvernante d’une maison bourgeoise.
Elle est liée à ses bourgeois de maître et est contente de son sort, à moins qu’enfin elle ne devienne la dame de quelqu’un.
Les filles de la maison arrivèrent Lucie, trente et un an et sa cadette Denise vingt huit ans. L’aînée sans être foncièrement laide n’était point jolie, maigre, le visage couperosé, la poitrine d’une enfant et les fesses plates que c’en était pas permis. Un peu masculine et d’une rare méchanceté, Marie la craint comme la rougeole. A chaque fois qu’un jeune homme vient au château elle espère qu’un accord sera conclu et qu’enfin la revêche ira régner sur son propre foyer. Elle n’y croyait pas trop car malgré les billets du père elle ne voyait pas comment une telle jument pourrait être montée. C’est cruel et bien peu chrétien de telles pensées, Marie n’en avait cure, elle se signait pour s’absoudre et le tour était joué.
Denise est le contraire de sa sœur, plutôt ronde, plus petite. Sans être belle, elle pourrait sans doute trouver un homme qui ne se préoccuperait pas des canons de la Grèce antique mais des grâces des toiles renaissances et qui jouirait de ses redondances.
Au jour d’aujourd’hui les deux sœurs n’ont pas trouvé de mari ce qui explique l’aigreur de la plus vieille, la dépression de la plus jeune et le désespoir des parents de n’avoir pas d’ héritiers.
Ce que ne sait pas Marie c’est que les deux sœurs dépérissent d’amour pour un homme du village.
Inexplicable attirance entre gens qui ne sont pas faits pour se rencontrer.
Mais les yeux perçants de l’aînée voient un coin de la lettre de Marie qui sort de la poche de son tablier.
Rapide la fille de la maison s’en empare et pour faire rager sa servante menace de la lire.
Marie est morte de confusion, le rouge lui monte aux joues. Au grand jamais il ne faut que cette missive ne soit lue. Elle contient tout son amour et les mots employés, explicites, crus et plein de salacité non contenue ne doivent pas être mis sous les yeux de ses patronnes. Plutôt mourir que de recevoir pareille humiliation.
Lucie pourtant commence à lire l’adresse.
Mais comme saisie par le froid, son visage se transforme, un vilain rictus lui partage la face. La haine personnifiée se dresse dans la cuisine, elle ne profère aucun mot, cela est bien pire qu’une avalanche de paroles.
Marie balbutie un » rendez moi ma lettre », elle a peur, cette femme qu’elle connaît intimement, dont elle sait les plus petites choses lui devient étrangère.
La fille du patron heureusement n’ouvre pas la lettre, mais la froisse et la jette au sol , puis sort en claquant la porte.
LE ROMAN DES MORTS, Épisode 1, le début du drame
LE ROMAN DES MORTS, Épisode 2, la bonniche du château
En 1914, Camille Ferdinand Gougaud (né le 10 janvier 1858 à Forges), négociant en eaux-de-vie et propriétaire terrien, avait 56 ans et sa femme Berthe Clémentine Scholastique Petit (née le 10 février 1862 à Bouhet) 52 ans, ils ne pouvaient plus faire d’enfant en effet ! leurs filles « Berthe Camille Marie Lucie » et « Denise Berthe Camille » sont toutes deux mortes âgées et célibataires, l’aînée en 1968 et la cadette en 1976. Camille Gougaud fut maire de Bouhet puis du Gué d’Alleré.
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