LE ROMAN DES MORTS, Épisode 52, la victoire en mourant

Adélia veuve Sorlin

Elle sait, oui elle sait, une lettre vient de lui parvenir. Belle, émouvante mais contenant la triste nouvelle .

Elle est seule lorsqu’elle reçoit la terrible annonce.

Elle se rend dans l’atelier de Benjamin, d’un regard elle observe. Tout lui est connu, elle saurait retrouver chaque outil dans le noir. Elle saisit le tablier de son mari, en tente d’en extraire une odeur qui lui rappellerait Benjamin. Rien, pas même la moindre trace fugace, tout est disparu. Elle s’assoie et pleure.

Adélia n’entend pas sa fille arriver. La petite l’observe longuement sans que sa mère ne perçoive sa présence. Avec une intuition enfantine, la fillette a compris que son père était mort.

Elle rejoint sa mère, s’agenouille devant elle, lui prend les mains et enfouit son visage dans sa robe. Dans une communion de malheurs leurs larmes se rejoignent pour former un fleuve de détresse.

Le dimanche suivant Adélia porte son garçon dans ses bras et pénètre dans l’église, c’est la dernière veuve en date. Le silence se fait, la vue de cette femme appréciée de tous, portant le fils qui n’aura jamais connu son père, tire des larmes à la société qui pourtant en a déjà tant vu.

On chuchote et l’on affirme qu’elle n’est pas la seule dans ce cas et que la France compte plus d’orphelins que de veuves. En tous cas ce n’est pas la naissance de petite Clémence Ribreau , enfant posthume de Clément qui viendra le démentir.

La fin du conflit

Mais le conflit n’a pas encore fini de torturer la commune, le 25 octobre 1918, on apprend que Léonce Cossevin est mort de maladie dans un hôpital de Versailles. Il avait fait la guerre à sa façon, de services actifs, en services auxiliaires, de réformes en reclassements. Il avait été blessé, puis avait terminé au 22ème régiment d’artillerie.

Mort seul loin des siens, il rejoint la longue liste et a le triste privilège d’être le dix neuvième mort de la commune.

Depuis quelques semaines l’espoir revient, l’Allemagne est en perdition, des révoltes grondent. Ses armées ne sont pas encore battues mais le colosse aux pieds d’argile se fissure.

A la onzième heure, du onzième jour , du onzième mois la guerre se termine, le maire qui vient d’en avoir la confirmation fait prévenir la population, les cloches de l’église sonnent à toute volée.

Bientôt toute la population est au courant, on se congratule, on danse, on chante.

La fin d’une guerre est toujours une liesse, mais le nom des morts retentit comme un échos.

Les Boutin se serrent dans les bras, mais l’esprit de Marcel hantera leur esprit jusqu’à leur mort.

Loetitia ouvre son armoire et voit les habits bien pliés d’Édouard, elle le revoit gueulant , tempêtant, brandissant une ceinture qu’il n’osait abattre. Elle sourit à cette évocation, ferme la porte. Désormais elle est tournée vers l’avenir, et ressent comme un frisson en pensant à la main du douanier qui l’a effleurée.

Émilienne ôte le chandail noir qu’elle porte et en passe un autre de couleur blanche.

Elle regarde le cadre d’Alexandre lui envoie un baiser. Elle rejoint son fils René sur la place. Elle le voit tout joyeux, énervé par quelques drôlesses, elle va continuer à vivre pour lui et peut être aussi un peu pour elle.

Elle est encore jeune et voir se monde, l’encourage à redevenir femme.

Adélia dont le veuvage est encore neuf n’a pas le courage de sortir de chez elle.

Elle autorise sa fille à se joindre aux autres mais pour elle il est trop tôt. C’est de sa fenêtre qu’elle observe le défilé de la victoire qui se forme dans la rue.

Marie Chauvin sort les bonnes bouteilles et a comme consigne de régaler tous les visiteurs qui se présenteraient pour voir le maire.

Encore une occasion pour que les hommes se saoulent pense t-elle.

Marie n’a plus d’espoir, plus d’avenir, plus d’envie. Les quelques minutes d’amour fugaces qu’elle a partagées avec Marcel l’ont sevrée pour l’éternité.

Peu à peu les hommes vont rentrer et reprendre le glaive de l’autorité. Les femmes devront de nouveau s’effacer, devront subir la mauvaise habitude prise dans les tranchées de boire plus que de raison. Certaines devront rendre des postes qu’elles ont tenu avec brio.

Mais en cette guerre, finit bien le 19ème siècle, le progrès fait fulgurance et les mœurs changent doucement mais sûrement.

On élève une statue d’airain à tous les grands vainqueurs, le culte de Pétain commence, Foch est adulé, Clemenceau encensé.

Les morts ont leur monument et le onze novembre devient férié. Mais si les français avec leurs alliés gagnent la guerre, ils perdront sans conteste la victoire.

A peine plus de vingt ans plus tard, les fils de ceux qui étaient morts doivent de nouveau partir. De nouveaux drames, de nouvelles ignominies, de nouveaux départs et une nouvelle invasion meurtriront la France.

Le vainqueur de Verdun, le grand maréchal en une poignée de main fait se retourner bons nombres de poilus dans leur tombe.

Mais dans l’euphorie de la victoire personne ne vit , personne ne comprit qu’il ne fallait pas acculer une bête fauve qui pouvait encore mordre.

Au gué d’Alleré la vie suivit son cours

Camille Gougaud le maire eut le malheur de voir la seconde guerre mondiale, toute fois sans être encore le maire du village, il s’éteignit le 27 décembre 1943.

Sa femme Berthe Petit lui survécut jusqu’en février 1957.

Denise leur fille mourut à Charron en 1976 et Lucie en 1968.

Émile Boutin le père de Marcel mourut au Gué d’Alleré le 29 janvier 1941 et sa femme Marie Vicenté Pépiou l’année suivante le 30 mai 1942.

Loetitia Coudrin veuve Tirant se remaria le 06 février 1923 avec son douanier François Ferré qui entre temps était devenu garde champêtre du village. Elle mourut le 05 septembre 1955 au Gué d’Alleré veuve de François .

Émilienne se remaria le 29 décembre 1923 avec un marchand de cochons du nom de Arthur Rippe, elle vécut à Surgères.

Adélia Caillaud resta veuve Sorlin et éleva ses enfants en tenant un café dans le village.

Enfin pour terminer, le curé Niox s’éteignit à l’hôpital de la Rochelle le 2 avril 1928.

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 51, encore et encore

 

Encore et encore

Comme si cela ne suffisait pas, comme si la gueule béante de la mort n’avait pas assez festoyé, une autre missive arriva dans le village, porteuse de peine et de consternation. Lorsque le facteur arrive, un vent de panique souffle dans les rues. Ses godillots le mènent vers les mères anxieuses, les sœurs apeurées et les épouses terrorisées. Il tend sa lettre, puis baissant la tête sans dire un mot il s’en va. Les mauvais jours, il se fait porteur de terribles nouvelles plusieurs fois.

Mais rarement la mort ne s’éloigne de sa tournée plus d’une semaine.

Devant lui aujourd’hui se tient Eugénie Bouju la femme à Briaud Louis, elle se tient roide sur le pas de sa porte avec Henri et Michel ses jeunes fils. Louis son mari est sur les terres de l’adjoint au maire Charron. Il est son métayer et en plein mois de juillet le travail ne manque pas. D’ailleurs les deux fils s’apprêtaient à le rejoindre pour lui prêter main forte.

Eugénie d’une même tremblante décachette l’enveloppe et lit. Juste un cri avant qu’elle ne s’effondre. Isidore, son Isidore tué à l’ennemi le 20 juillet 1918 à Sommelans dans l’Aisne. C’est un coup de poignard, un coup du destin, lui qui avait été ajourné pour faiblesse a été rattrapé comme des milliers d’autres par le manque cruel d’homme. Au 51ème bataillon de chasseurs à pied, il manque un troupier.

Michel et Henri viennent au secours de leur mère, mais ne savent pas trop quoi faire. C’est Léonie l’institutrice qui se précipite et relève l’infortunée mère.

Encore une vie brisée, encore l’espoir d’une belle destinée qui vole en éclat.

Quatorze, quinze, seize, dix sept, comme une horloge qui égrène les minutes, la guerre égrène ses enfants.

Benjamin Sorlin

Le mercredi 15 août 1918 la 24ème batterie prend place dans les environs de Montaigu dans l’Aisne.

On installe les canons de 220 et les camions débarrassés peuvent aller chercher des munitions au dépôt de Montgobert.

Les batteries presque aussitôt repérées sont visées par des tirs d’obus toxiques.

Le vendredi l’installation s’achève, le maréchal des Logis Sorlin est fier de ses hommes, malgré la fatigue, le travail s’est fait avec dextérité et professionnalisme.

Les batteries sont prêtent au tir, les munitions ont été complétées et le poste de commandement est également prêt.

Dans la nuit du vendredi au samedi, les hommes escomptaient dormir mais les schleus en ont décidé autrement.

Il n’y a pas de blessé seul un véhicule léger est endommagé et une centaine de gargousses ont pris feux.

Le samedi à tour de rôle les hommes dorment pour pouvoir tenir le choc du grand tourbillon qui lentement se prépare à l’état major.

Benjamin dort, mange, s’épouille et écrit une lettre à Adélia, il est confiant en l’avenir.

Car pour lui sans aucun doute la fin de la guerre est proche.

Le dimanche les ordres arrivent, le grand coup est pour dix huit heures, les batteries doivent entrer en action pour appuyer une attaque générale. Le feu doit bouleverser des boyaux et des tranchées.

Le vacarme commence, les canons se déchainent, Benjamin aboie ses ordres. Malgré l’inefficacité du ballon de contrôle les tirs arrivent au but.

La 162ème division d’infanterie peut prendre la position de Nouvron Vingré

Tous ont du garder leur masque à gaz l’épuisement est à son comble.

Dans la nuit précédente la 24ème de Benjamin a reçu 1200 coup d’obus de gaz toxique. Jamais les organismes ne tiendront et plusieurs hommes se sont déjà effondrés sur place.

La nuit du 18 au 19 août n’est pas meilleure, les obus tombent encore et encore. On en compte 800. Dans ses conditions le repos est illusoire, mais l’abrutissement est tel que les hommes volent quelques minutes d’un mauvais sommeil. Benjamin tente de montrer l’exemple, mais ses paupières sont lourdes et sa tête dodeline.

Au lever du jour, ce ne sont que des fantômes, mal rasés, puants, les yeux enfoncés dans le visage, ce n’est pas du café, du pinard, ni même de la gnôle qui va les revigorer.

Les hommes ont à peine le temps de manger, de chier dans leur boites de singe que le bombardement reprend. Des obus de 105 et de 150, reconnaît le sous lieutenant Jonard. On envoie les hommes se mettre à couvert dans l’abri des officiers. Il est presque midi, les soldats tentent de converser pour conjurer la peur, ils ont l’habitude, mais malgré tout cela tape fort, le tir des boches est précis. Soudain un obus frappe juste à l’entrée de l’abri. C’est un carnage, Benjamin est comme soufflé, soulevé de terre . Il sent qu’il a du sang dans la bouche, à moins que cela ne soit de la terre.

Une terrible douleur le tenaille aux les entrailles, il ne voit plus rien n’entend plus rien. Adélia lui sourit, le petit André l’embrasse et Renée de sa petite main l’entraîne.

Benjamin, Joseph Cassinet, Jean Mathon , Ernest Reynes , Guillaume Jouan  meurent dans l’explosion, il y a aussi 5 blessés.

Le calme revenu, , un silence de mort plane au dessus de la 24ème batterie, les secours arrivent, les ordres fusent. Dans le désordre un jeune téléphoniste se réfugie dans un abri, il craque nerveusement et au moyen de son arme se suicide. André Bonhenry est le sixième mort.

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 50, le disparu du Gué

 

 

Le disparu du gué d’Alleré

La moisson n’est pas terminée que le maire a vent de l’inquiétude d’une famille.

Les Ribreau sont sans nouvelle de leur fils Clément depuis début juin . Ils sont inquiets à juste titre.

Le maire va voir Gustave et Adeline dans leur champs pour s’enquérir de renseignements.

Leur fils est sergent au 162ème régiment et ne donne plus de nouvelle. Les parents, mais aussi sa femme Marie Pilot ont écrit de multiples lettres, mais aucune n’a eut le moindre retour de courrier. Cela n’est jamais arrivé depuis le début de la guerre d’autant qu’il sait que sa femme arrive à terme de son troisième enfant.

Clément et elle se sont mariés en 1913 et depuis ont eu le bonheur de voir naître un fils et une fille. L’enfant qu’elle porte a été conçu pendant une permission ainsi que le précédent né en 1916.

Puis arrive enfin une lettre du régiment c’est la consternation. Clément est porté disparu depuis le 10 juin 1918, il n’est pas revenu de la mission qui lui avait été confiée près de Mouchy Humières dans l’Oise. On le présume blessé et prisonnier .

C’est mieux que l’annonce d’un décès car un espoir subsiste. Après avoir eu des renseignements supplémentaires la famille apprend qu’il a disparu sur la route de Montdidier près de la ferme La porte.

On verra bien, Marie garde espoir et ne revêt pas ses habits de deuil.

Gougaud mentalement compte sur ses doigts, nous en sommes à seize pour l’ensemble de la commune.

Veuve Émilienne Drouillon

Émilienne se tient devant l’épicerie de son père lorsque la voiture du marchand de cochons arrive et s’arrête.

Un gars de taille moyenne qu’elle n’a jamais vu l’apostrophe et lui demande si Maximilien est là.

Dans la carriole plusieurs carcasses attendent d’être livrées. Normalement le vieil épicier ne fait pas la viande, mais en ces temps troublés il s’est diversifié pour rendre service.

L’homme se présente à elle  » Arthur Rippe de Surgères pour vous servir madame  »

C’est une expression mais intérieurement elle se demande comment cet homme d’une maigreur effrayante pourrait lui être d’une aide quelconque.

Il peut avoir une trentaine d’années et elle se demande pourquoi il n’est pas à la guerre.

Comme devinant sa question ou ayant l’habitude qu’on lui pose il déclare posément je suis réformé.

Elle sait que de nombreux gars sont réformés et ce pour de multiples raisons, mais elle sait aussi que bon nombre sont des planqués . Son homme à elle est mort à la guerre et elle n’a aucune indulgence. Mais quand d’un seul coup le bonhomme se met à tousser elle comprend.

Elle n’est pas médecin mais elle n’est pas idiote et empiriquement elle sait qu’une maigreur extrême et une toux violente et persistante peuvent signifier une infection pulmonaire. Elle a déjà vu mourir de la tuberculose et instinctivement elle recule.

Arthur tente de la rassurer  » ce n’est pas ce que vous croyez mais j’ai attrapé une bronchite dans les tranchées et les médecins n’arrivent pas à me guérir.

Il attrape une carcasse de porcelet et la charge sur son dos, malade mais encore costaud se dit elle.

J’ai été déclaré inapte au service au moins quatre fois lui déclare t-il comme un saint viatique. Émilienne se dit que si il y a eu quatre commissions c’est qu’il a doute.

Peu importe elle n’est pas là pour juger, au moins il survivra. Enfin si une quinte de toux ne lui décolle pas les poumons.

Elle rentre avec lui à l’intérieur et retrouve son père. Les deux hommes s’installent et parlent affaires. Elle leur sert à boire et continue d’observer le lascars.

Si ce n’était la maigreur il serait plutôt bel homme. Des cheveux châtains clairs presque blonds et des yeux gris lui donnent un air de douceur conquérante qui ne doit pas déplaire aux femmes.

Sa voix est envoûtante et votre attention est tout de suite captée par ce qu’il raconte. Dommage que ses expectorations n’interrompent constamment son récit.

Émilienne sans qu’elle s’en rende compte s’est assise et boit ses paroles.

A ce rythme là il n’arrivera qu’à la nuit à Surgères. Elle le raccompagne et avant de partir il lui tend sa main osseuse . Ce contact l’émeut plus que de raison et elle voit partir Arthur avec un sentiment de tristesse qu’elle ne devrait avoir en voyant partir un inconnu.

 

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 49, une accalmie de mort?

Emilienne se consacre à son fils René c’est sa préoccupation principale, Martial Billeaud l’instituteur lui assure qu’il faut qu’il obtienne son certificat d’étude et qu’il poursuive ses études car ses capacités à apprendre son considérables.

Aux oreilles d’une mère la chanson est belle mais sans l’aide de ses parents elle ne pourra pas la mener bien loin. Elle est persuadée que son fils vaut mieux que de devenir marchand forain ou maréchal ferrant. Il lui reste à persuader Maximilien son père.

Elle en parle à l’instituteur qui pour avoir plus de poids en parle au curé.

Ce dernier qui n’est pas en odeur de sainteté chez le vieil épicier sera chargé de persuader sa femme Angélique. C’est une sorte de conjuration entre l’autorité civile et l’autorité religieuse pour permettre à un petit orphelin de s’élever un peu.

En tout cas elle est si persuadée de réussir qu’elle s’épanche sur le sujet et qu’on juge qu’elle pète plus haut que son cul un peu prématurément.

CHEZ LES GOUGAUD

A table l’ambiance est un peu empesée, on entend que le bruit des couverts qui choquent sur la porcelaine.

La mère qui de toute sa vie n’a jamais rien fait en parle quand même avec outrance.

Pour un peu c’est elle qui aurait fait la fortune de son mari par un génie des affaires qu’elle aurait hérité de son père. Certes l’affaire n’était  pas mauvaise et la dote substantiellr mais de là à faire croire à ses filles que sa fortune a sauvé celle du négociant Gougaud empêtré dans les difficultés du phylloxera il y a un pas.

Denise et Lucie regardent leur mère puis leur père, celui-ci ne dit rien et ne contrarie pas sa femme.

Les deux sœurs reviennent de La Rochelle où elles ont trouvé une atmosphère étrange à la vieille ville.

Elles racontent à leur mère ce qu’elles ont vu.

Le vieux port est arpenté par les nombreux militaires américains qui accostent au port de La Pallice. Ils ont les poches pleines de dollars et les dépensent facilement.

Les bistrotiers se frottent les mains et les caïds du port ont du mal à recruter des dames pour satisfaire les ricains qui s’imaginent que toutes les françaises sont disponibles de cette façon.

Les deux filles, qui sur le quai Duperé attendent leur voiture et voient le manège des femmes courtes vêtues, outrageusement peintes et les poitrines orgueilleuses qui dans un mélange de français et d’anglais attirent les soldats. C’est un grouillement incessant, des va et vient, des cris, des rires, des disputes. Elles ont toutes des clients, même une vieille édentée qu’en  temps normal on délaisse retrouve l’activité de ses vingt ans. Pour une fois son maquereau ne lui mettra pas de dérouille pour n’avoir pas gagné assez.

Denise est outrée et outragée par ce commerce des corps mais en fille non sevrée de ces choses elle en vient à les envier un peu. Tous ces hommes qui veulent avant de mourir posséder une femme alors qu’elle seule dans son âme et dans son corps n’a aucune ressource ni aucun secours de ce type.

Mais un militaire, soudain s’arrête à coté d’elles. Sanglé dans un uniforme impeccable il se présente.C’est un officier américain qui en un français d’école leur demande son chemin.

Denise rougit jusqu’au cheveux, Julie balbutie, on a l’impression que le soldat leur a proposé la botte.

Non il veut simplement aller à la gare. Les deux sœurs se proposent spontanément de le conduire là bas.

En chemin il leur explique qu’il va sur le site de construction des wagons acheminés en pièces détachées depuis les Etats Unis via le port de la Pallice.

Ce vaste chantier est installé près de la gare, c’est une véritable fourmilière où des milliers de wagons sont montés puis chargés avant de partir au front ravitailler les troupes du nouveau monde qui viennent sauver l’ancien.

Les deux filles se servent de leur souvenir pour agrémenter d’un cours d’histoires locales la balade qui les emmènent à la sublime gare non encore terminée du fait de la guerre mais qui est déjà surplombée par une tour de 45 mètres de haut ce qui en fait le bâtiment le plus haut de La Rochelle.

Ils ont tôt fait d’arriver à destination. Le jeune officier prend la main de Lucie et lui dépose un baisser. Il en fait de même pour la main de Denise .

Pour les deux vierges, ce baiser main à l’ancienne vaut plus qu’un long baiser, elles sont transportées dans un autre monde. Cela fera quelque chose à raconter aux parents.

En revenant sur le vieux port, elles croisent également des soldats nègres. C’est la première fois qu’elles voient des hommes de couleur en vrai. Elles ne peuvent s’empêcher de les dévisager ce que font également les soldats mais pour d’autres raisons.

Elles pensent au fond d’elles mêmes que l’Europe va mal si elle doit prendre comme arbitre de sa destinée des sauvages.

Mais ce qui les choquent encore plus c’est près de l’ancienne écluse un groupe d’éclopés qui se baladent. L’hôpital de La Rochelle reçoit évidemment comme tous les autres hôpitaux de France des blessés du front. Cela prouve, finalement plus que les morts qu’il y a une guerre dans le pays. C’est un rappel vivant de la souffrance, membres amputés, visage détruits. Au Gué d’Alleré bien sur, elles savent qu’il y a un lot de souffrance mais jamais elles n’y croiseront une dizaine d’éclopés en même temps. Elles sont chamboulées et ont hâte de regagner leur campagne.

Alors à table pour une fois qu’elles ont des choses à conter elle s’en donnent à cœur joie. L’officier américain, les blessés, les nègres, les wagons en construction tout y passe. Il n’y a que la vision des prostituées et des militaires qui bavent devant cette nourriture terrestre qui n’est pas abordée. Denise et Julie ne se voient pas raconter cela au parents.

Marie Chauvin qui sert et dessert ne perd pas une miette du récit des deux filles. Elle n’a rien à dire, car elle est cloîtrée au Gué depuis des années.

Le maire est plutôt heureux depuis le décès du pauvre Bouffard il n’y a pas eu d’autre drame à annoncer.

C’est une accalmie peut être annonciatrice de la fin de la guerre.

Il ne le sait pas mais en lisant le journal ce samedi 13 avril il a l’impression que les allemands en tentant une ultime attaque sur le front anglais sont à la limite de leurs possibilités.

Il apprend également que devant se rendre à la foire de Courçon , il devra emmener son pain si il veut déjeuner là bas. Cela le fait sourire, c’est un détail mais qui en dit long.

Il est horrifié aussi par les bombardements à longue portée sur Paris, c’est présenté comme des crimes, ces bougres de salauds devront bien un jour justifier de leurs actes.

 

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 48, 1918 Peut être un espoir

Benjamin Sorlin

Benjamin, même si il a le sang de la peur qui lui parcourt les veines, n’en tient pas moins son poste. Il se comporte avec bravoure et lorsque arrive l’heure de la relève il écrit fièrement à Adélia, qu’il vient d’être cité à l’ordre du régiment

 » Chef de pièce d’une bravoure froide et d’un dévouement absolu. Pendant les opérations d’août et de septembre 1917 a su malgré la fatigue, les pertes et le bombardement ennemi, exiger de ses hommes un tir précis et un effort ininterrompu. »

Il lui annonce également qu’il va changer de régiment et passer au 286ème d’artillerie.

Il ne va pas être dépaysé car ce nouveau régiment est la scission du 86ème et les hommes vont être les mêmes.

Lui il est affecté au 2ème groupe et il sera chargé de desservir des mortiers de 220 à tir rapide.

Il rejoint son groupe au ravin de la dame, au nord de Verdun. C’est la même vie que précédemment. Les boches bombardent avec des gaz et des servants sont sans cesse évacués. Ce n’est d’ailleurs qu’un échange de bons procédés car le régiment rend coup pour coup.

L’hiver arrive et les soldats commencent à souffrir du froid, mais aussi ils souffrent d’un mal plus difficile encore à combattre que les engelures. Les hommes vont pour la plupart passer un 4ème Noël loin de chez eux.

C’est terriblement long mais l’espoir subsiste d’une chute rapide des empires centraux. D’autant que les américains vont bientôt être à pied d’œuvre et que la disproportion des forces va jouer en notre faveur.

En attendant de pouvoir faire le vaisselier d’Adélia, Benjamin s’est reconverti au travail sur métaux. Ils ont des douilles d’obus par milliers et les meilleurs d’entre eux en font des merveilles. A la prochaine permission il en offrira un à son petit.

Par contre Benjamin se désolidarise des soldats qui vendent des souvenirs d’ennemis morts. C’est un véritable marché et les hommes prennent des risques inutiles pour aller quérir sur un pauvre malheureux un casque ou une baïonnette.

Pour lui c’est comme violer un cimetière, le corps d’un homme est sacré fusse-t’-il prussien.

1918 au Gué d’Alleré

Le maire n’a pas de mort à déplorer dans sa commune en ce début d’année, il se prend à espérer qu’il n y’ en aura plus.

Le village est plongé en fait dans une sorte de torpeur, la couleur qui prédomine est le noir. Certaines veuves qu’ un excès de pudeur n’honore pas, ont été aperçues en douce compagnie.

Gougaud que cela ne regarde en rien s’indigne et commente. Au vrai, il est assez mal placé lui qui c’était mépris sur l’une d’elles.

La plus virulente est sans doute la maman de Marcel Boutin. Elle semble épier toutes les veuves du canton, se renseigne sur toutes, et cancane sur le moindre soupçon d’une présence masculine dans l’espace vital de l’une d’elles.

Elle s’occupe comme elle le peut sans doute, car son mari erre comme un malheureux dans le village. On le voit souvent traîner derrière l’église où la mairie a aménagé une aire de sport pour les écoliers. Il y passe des heures à regarder les enfants. Quand on l’interroge sur le sujet il dit qu’il regarde ses fils et qu’il en est fier. Qu’il croit les voir cela ne fait aucun doute, mais les parents des gamins se plaignent de la présence d’un adulte qui observe leurs enfants. C’est au maire à qui incombe la corvée de dire à Émile que les gens ne veulent plus qu’il passe des heures ici. Le pauvre bonhomme regarde l’officier municipal et des grosses larmes coulent dans ses yeux.  »je suis d’accord avec vous monsieur le maire mais je veux être là si mes deux fils reviennent. »

Gougaud est atterré par ce que vient de lui dire le pauvre Boutin, pour un peu il pleurerait avec lui, comme un couillon sur ce banc.

Adélia, elle se démène comme une diablesse pour ouvrir un nouveau café, on se doute que la concurrence n’est guère d’accord mais bon il faut bien que tout le monde vive. Elle virevolte, joyeuse comme une jeune épousée. Elle montre à qui veut la voir la lettre où son mari est cité à l’ordre du régiment.

Beaucoup dans le village hausse la tête, des citations, des croix de guerre ils en tombent comme à Gravelotte et c’est tellement courant au bout de quatre ans de guerre qu’on regarde cela comme des hochets.

Loetitia Tirant dans un élan de gentillesse lui dit même au lavoir, quand ton bonhomme sera crevé comme le mien tu pourras te torcher le cul avec sa citation.

Les deux manquent de se mettre une peignée.

Loetitia justement est de celle que la guerre a mis dans une situation difficile mais qui compte bien en tirer profit en s’émancipant de toutes contraintes maritales.

C’est elle qui a été aperçue par un villageois avec un homme et qui fait courir le quand dira t ‘on.

Oui c’est bien elle qui revoit le douanier de temps à autre. Pour l’instant rien que du platonique. Elle ne veut pas précipiter le don qu’elle pourrait faire de son corps.

La folie qui l’habitait juste après la mort d’Édouard et qui l’avait fait se donner à Henri lui est bien passée.

Ils discutent ensemble de longues heures et elle ne se serait jamais crue capable de soutenir des conversations aussi longues. Mais François Ferré a voyagé, vu du monde et à une vision moins étriquée que celui qui n’a pas quitté le bord de la Rouillière. Elle boit donc ses paroles et se noie des belles choses que lui récite le charmeur.

Un soir sans qu’elle y prenne garde il lui a pris la main, cela l’ a transpercée, l’a bouleversée, mais aussi fait douter d’elle même.

Puis un autre jour ce fut un baiser qu’il tenta de lui voler. Elle le repoussa gentiment , mais elle sut dès lors que sa carapace était brisée.

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 47, l’enterrement au brave

Loetitia veuve Tirant

Alors qu’elle rentre chez elle, Loetitia a la surprise de voir devant sa porte un soldat. Un instant prise de stupeur elle s’imagine qu’Édouard est revenu. Mais la voix n’est pas la même, plus juvénile, c’est Henri Billeaud. Il a beaucoup changé depuis son Incorporation. On pourrait même dire qu’il est beau. Son uniforme est celui de l’artillerie et son col arbore le numéro 58. Il lui explique qu’il est dans l’artillerie de camps. Sa spécificité ne l’intéresse guère, mais elle observe plutôt sa transformation physique. Là où se trouvait un duvet, se trouve une moustache d’un noir foncé qui atténue son visage rond et encore poupin. son air juvénile s’est quand même un peu durci, ce n’est plus un enfant mais un homme.

Elle s’interroge sur sa présence et hésite à le faire entrer. Elle connaît les intentions des hommes et leurs idées placées souvent en dessous de la ceinture.

D’un autre coté il ne l’avait pas forcée et son corps d’enfant avait réveillé son corps de femme meurtrie. Mais elle avait changé, son désespoir qui l’avait conduite dans les bras d’Henri avait disparu. Il lui fallait maintenant une relation sereine et pérenne, dans les bras d’un homme qui lui enlèverait son veuvage. Les plaisirs de la chair elle s’en juge maintenant préservée et saura bien attendre.

Ils échangent quelques mots, quelques amabilités, mais rien de plus. Il ne veut pas spécialement s’introduire, mais plutôt revoir les lieux de sa première conquête.

Cette visite ne s’éternise donc pas, il doit faire le tour de ses connaissances, il est pressé et d’ailleurs veut aller surprendre son père à l’école.

Loetitia ne pense qu’à une chose ou pour être précis , son esprit est ailleurs du coté de Rochefort.

Elle vogue doucement vers le presque inconnu avec qui elle a bu une grenadine à la foire d’Aigrefeuille. Elle a aimé sa cour presque discrète, son charme désuet, ses manières un peu moins frustes que celles des paysans. Elle a adoré le contact de sa main lorsqu’il l’a effleurée. Ils se sont promis de se revoir, mais il est marié et père alors, ne se fait-elle pas d’ illusions.

Mais un jour elle apprend qu’une ancienne habitante du Gué d’Alleré est décédée, le nom ne lui dit rien mais lorsqu’on fait le rapprochement avec l’époux de la morte, elle comprend que la providence vient de se manifester.

Effectivement elle était bien malade la femme au douanier François Ferré, même si lors de leur conversation il n’avait pas évoqué une quelconque gravité et que Loetitia n’avait pas osé demander.

L’homme était donc théoriquement libre mais comment et où le revoir?

Puis septembre arrive, cela fait quelques mois qu’aucun mort n’est à déplorer sur la commune. Mais il est vain de penser que les drames familiaux soient terminés avec la survivance de la guerre.

L’épicerie de Pauline Fournier vient de fermer sa porte, d’une écriture tremblante elle écrit sur un carton  » fermé pour cause de décès  » .

Puis elle appose sa pancarte.

Tout le monde au village savait que le fils Bouffart était hospitalisé à l’hôpital de Niort. Personne n’y voyait une particularité car les milliers de blessés du front sont répartis sur l’ensemble des services hospitaliers de l’hexagone. Ils sont d’ailleurs si nombreux que le moindre château, la moindre grande bâtisse peut servir d’hôpital intermédiaire.

Même la gravité des blessures n’alertait guère les amis de Pauline et les connaissances de son fils. Depuis quatre ans une carapace d’indifférence entourait la plupart des gens.

Pauline une fois par semaine laissait sa boutique à sa fille Léa et s’en allait sur Niort voir son fils.

Comme les autres il avait été mobilisé dès 1914 et ironie de la vie avait été réformé par une commission à cause d’une blessure à la cornée. Il aurait donc pu revenir dessiner la frise de sa vie si le besoin présent de chair à canon ne l’avait pas fait revenir sous les armes au 6ème chasseur à cheval.

Envoyé dans les Flandres en juillet 1917 il sert avec son régiment, reconnaissances, patrouilles, liaisons..

Malheureusement il tombe victime de son devoir dans des circonstances absolument atroces, brûlé gravement il est évacué d’ambulance en ambulance, d’hôpital en hôpital. Hélas pour lui la superficie atteinte va le conduire irrésistiblement vers la mort.

Il va échouer à Niort près de chez lui, mais ne s’en rendra pas compte, la douleur est telle que les médecins ne peuvent que le plonger dans un coma providentiel pour lui.

Inconscient , sous morphine il agonisera et s’en ira muni du viatique de ses vingt trois année de vie.

Pauline a au moins la satisfaction de voir le corps de son fils revenir au Gué d’Alleré.

Le cheval malingre et réformé s’agite et piétine, il frappe de ses sabots la poussière grise de la place, la couverture noire qui le recouvre visiblement le gêne.

Derrière lui à son corps défendant est attelé la sinistre voiture. Elle est vêtue de noires tentures et sa sinistre plate forme accueil un cercueil de sapin blanc. Rehaussée de panaches noirs qui semblent s’ébrouer au vent elle est là majestueuse dans sa cruelle simplicité.

Le conducteur en houppelande de deuil ,chapeau haut de forme noir, attend impassible l’ordre de départ. Il a hâte que cela finisse car la chaleur est terrible pour lui et la bête, qu’il craint de ne pouvoir maîtriser.

Pauline droite, digne, recouverte de tulle et de dentelle s’avance au bras de sa fille Léa.

Les deux femmes impressionnantes en vérité donnent l’ordre du départ vers le jardin des morts. La foule est nombreuse et pour quelques heures le village communie dans la douleur. Derrière sa femme Fradin Gaston en uniforme d’artilleur baisse la tête solennellement en pensant sûrement que sa chère permission tant attendue est bien gâchée par cette balade funèbre.

Les voisins sont présents et le vieux François Raud qui pourtant a de la faiblesse dans les jambes veut caracoler en tête pour mettre en terre le vaurien de Camille Bouffard à qui il bottait le cul quand ce dernier bouleversait sa paille. Sa femme Julie Plisson petite vieille adorable le retient aux manches et lui enjoint de ralentir.

Auguste Moinet rentier après une vie de travail, essuie une larme, car ce drôle orphelin de père, il l’a vu grandir et s’égailler avec ses propres enfants.

Anais Ribreau son épouse glisse un petit mot d’encouragement à l’oreille de Pauline.

Le maire, sa famille et tout le conseil apportent la note officielle. Camille tient dans sa poche son discours et lui aussi a bien envie de jeter au loin sa veste de laine qui le fait suer comme un moissonneur.

Le temps, les mètres s’écoulent avec lenteur, mais enfin le convoi atteint le petit cimetière.

Le croque mort empesé et droit comme un i avec ses aides descend la bière et la pose sur deux tréteaux. On se recueille, Pauline ne verse pas une larme mais la petite Léa craque et répand un fleuve de pleurs.

Le maire prend la parole, c’est sentencieux, sûrement abominablement chiant mais nécessaire. Pauline les yeux rivés vers le trou profond où gisent déjà les cendres d’Alceste son mari prie en un flot de paroles qu’elle seule comprend.

Le curé auteur d’une magnifique messe en l’honneur de Camille, mais aussi de tous les autres, bénie une dernière fois le corps.

Puis au moyen de cordes on fait descendre la lourde charge, l’ensemble grince et joue une musique qu’on aurait voulu ne pas entendre.

Dans une corbeille des immortelles, le défilé commence, une poignée pour Camille et une embrassade bien gênante pour sa mère et sa sœur. Pour Pauline être aimable avec tous, répondre une politesse, biser des presque inconnus est une redoutable épreuve.

Elle s’en tire avec honneur, mais respire que cela soit enfin terminé.

Chacun rentre enfin chez lui, la mère retire sa mantille et sert une collation à ses proches. Le maire retire sa veste et boit deux verres d’un petit vin d’Anjou parfaitement frais.

Dans sa tête il compte, Camille Bouffard est le quinzième.

 

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 46, le désespoir du vieux

 

Marie Chauvin

Pour elle la guerre n’a rien changé du tout, son quotidien est le même. Elle n’a pas l’impression non plus que son village a changé. On y fait la même chose .Les terres ne sont pas en friches, la moisson est pour la troisième fois faite sans le concours des hommes.

La société est vide de mâle et pourtant elle tourne, oui ce n’est pas une impression.

Les foins ont été rentrés sans eux, les moissons se sont faites en leur absence et les battages commencent tranquillement au rythme des nouvelles machines qui envahissent la campagne.

Il a suffit de quelques jeunes gamins, de vieux sur le retour et cette armée de bonnes femmes qu’on ne jugeait bonnes qu’à ouvrir les cuisses, faire des drôles et s’occuper du ménage c’est transformée en une armée d’amazones.

Elles sont aux commandes des exploitations, manient la charrue, font les comptes, fabriquent les obus dans les usines, deviennent conductrices de trams.

Pour un peu elle pourrait devenir femmes politiques.

Puis avouons le, elles se passent pour la plus part de la bagatelle. Certes Marie n’a rien d’une guerrière, ni d’une femme mariée, ni d’une mère de famille. Elle n’est que la bonniche aux Gougaud et fait partie de leur cheptel. Elle est moins que le métayer et certainement moins que le beau cheval que monsieur vient d’acheter en Vendée. Il y a de la frustration à cela, avant elle se sentait de la famille, mais l’hostilité des filles et de la mère fait qu’elle est moins utile que leur pot de chambre.

Elle continue pourtant avec application chaque matin à leur vider. Elle sait tout sur eux, leurs vilenies, leurs tracas menstruels, leurs diarrhées, leurs constipations .

Mais malgré cela ou peut être à cause de cela elle n’entre pas dans leur cercle malgré les nombreuses années passées à leur coté.

Elle voit bien que monsieur est sans cesse préoccupé et qu’il vieillit sous les difficultés de son mandat, mais elle sait qu’il en tire une grande vanité. Jamais il ne donnerait sa place à un autre tant il croit qu’il est le seul à pouvoir gérer cet immense village.

Émile Boutin

Émile de cette guerre,il ne veut pas en entendre parler, elle s’est arrêtée en 1914.

D’ailleurs sa vie et celle de sa femme s’est aussi terminée le soir de septembre où ils ont appris la mort de Marcel.

Depuis comme d’autres il erre comme une âme en peine. Il vit parce que finalement il en a l’habitude, mais aussi parce qu’il doit soutenir Marie Vicente .

Assis sur son banc, épuisé par sa journée de labeur, il médite. Son esprit part loin, très loin , en un pays qu’il s’imagine merveilleux, il y fait toujours beau, les paysages sont enchanteurs et édéniques. Chaque jour il y vient et chaque jour il est attendu.

Marcel, et Émile ses fils enfin réunis lui sourient, mais invariablement lorsqu’il tend ses mains pour les toucher, ces formes deviennent évanescences et disparaissent.

Finalement cela lui suffit, même si chaque fois il en espère plus. Il se garde bien de parler de ses visions à sa femme. Elle rirait de lui, puis finirait invariablement par le traiter de vieux fou.

Elle pour surmonter sa peine passe son temps au cimetière, elle déambule entre les vieilles tombes, elle lit les noms, se rappelle d’eux et maugrée quand une sépulture n’est pas bien entretenue et que la famille vit au village.

Elle reste en contemplation des heures devant la tombe d’Émile et lui répète inlassablement que son petit frère va le rejoindre.

Puis il y a l’église, elle passe maintenant plus de temps en compagnie du curé que de son mari.

Lui râle, voudrait que de temps à autres elle reprenne un instant son rôle de femme. Il se fâche même parfois en disant méchamment que le curé les envoûtait toutes.

Mais elle résiste, puisqu’elle n’est plus mère, elle ne sera plus femme.

Alors en désespoir, il allonge ses journées en dehors de chez lui exagérément. Le café devient son refuge, il s’assoie, regarde et écoute. C’est d’ailleurs comme cela qu’il a des nouvelles de la guerre, incidemment, par ricochets, sans le vouloir.

Mais lorsqu’il déclare ne rien savoir, se moquer de l’issue du conflit, il fait sourire son monde car tous le voient prêter l’oreille à la moindre lecture de l’écho Rochelais.

Ses connaissances de toujours sont compatissantes et savent car eux aussi ils ont perdu un être cher.

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 45, le maréchal des logis

Benjamin Sorlin

Maintenant qu’il est maréchal des logis il devient chef de pièce, c’est une lourde responsabilité.

Son régiment est équipé de 155 long et de 155 court, Benjamin est dans le groupement des courts.

Le canon a une portée de plus de 10 kilomètres et fait merveille dans la destruction des retranchements ennemis. Sa mise en œuvre est assez facile, mais pour le transport cela reste à voir. Les pièces sont tractées par des chevaux le plus souvent bien que le modernisme progresse à grands pas et que des auto-tracteurs apparaissent.

Chaque pièce hippomobile attelant un canon a généralement à sa tête un maréchal des logis et compte une vingtaine d’hommes ; 2 brigadiers et maîtres-pointeurs, 8 servants, 7 conducteurs montés, 1 ou 2 conducteurs non montés, 17 chevaux et 2 voitures : une à 8 chevaux pour le canon et une à 6 chevaux pour le caisson. Ce dernier peut transporter 28 obus, 3 caisses à gargousses (charges de poudre), 3 servants avec leur équipement et divers accessoires ou en service de ravitaillement 36 obus et trois caisses à gargousses.

Lorsque plusieurs dizaines de canons sont ainsi déplacées cela fait une logistique énorme.

Benjamin a du mal à trouver le sommeil tant les responsabilités sont pour lui écrasantes. Habitué à travailler avec son jeune apprenti, le commandement des autres, même à petite échelle, le trouble énormément.

Mais ce qui le perturbe le plus c’est qu’il a l’impression de se sentir de mieux en mieux. C’est bizarre, autant il a de la tristesse lorsqu’il lit les lettres d’Adélia, autant la responsabilité qui lui incombe le gonfle d’orgueil et d’importance. A chaque fois qu’un tir est effectué sous sa responsabilité il en ressent une excitation que même ses hommes perçoivent, l’un d’entre eux lui a même dit  » tu sembles jouir à chaque départ de feu  ».

Il s’en défend, rigole, tourne cela à la blague, mais au fond de lui même il se surprend à aimer la guerre.

Il ne s’ouvre pas à cela dans les lettres qu’il envoie, car Adélia ne comprendrait pas, mais il se décide à en parler au jeune aumônier.

Celui-ci l’écoute avec attention, puis en quelques mots le rassure, la guerre modifie le jugement de ceux qui la vive, il est à ce qu’il fait et sert la nation avec patriotisme. Ce n’est pas l’amour du sang, de la puissance et de la mort qui l’animent non, c’est plus beau que cela, non c’est simplement l’abnégation de soi au service de la patrie.

Les paroles du curé le rassérènent, ne pas penser à cela, il faut vivre et survivre et pour cela il faut vaincre.

Dans un curieux courrier qu’il reçoit, d’Adélia il perçoit que cette dernière souffre de son absence physiquement et intimement parlant. Cette dernière est pudique et n’a jamais rien exprimé de semblable. Il en est troublé au possible et au chaud dans sa casemate, allongé dans son châlit de bois, il fait un rêve d’homme.

Au vrai ils en font tous, il les entend, certains gémissent en leur sommeil, crient, pleurent , appellent leur épouse ou leur fiancée. D’autres ignorant la présence des copains se prêtent au jeu d’un plaisir solitaire.

Lui n’est pas spécialement prude mais cette présence pesante, se manque d’intimité l’empêchent sereinement d’agir .

Alors il rêve et rêve encore, son corps en sort douloureux, son ventre est meurtri, mais en fin il est fidèle à Adélia.

Nous sommes en août et le régiment est sollicité pour une offensive pour dégager Verdun. C’est la deuxième armée qui va se charger de cela. Le but est de prendre la crête du Chaume, des Fosses, du point 378, du Talou, du Mort Homme et de la cote 304. Ces lieux sont mythiques et arrosés du sang de la jeunesse française et allemande.

C’est un coin de France à délivrer, Benjamin se voit assigné avec son groupe le ravin des vignes.

Les batteries en place, commencent alors le concert, le feu d’artifice, l’orage, tout est enfer, jour et nuit. Guidés par les observateurs, les obus fuient les bouches à feu et sèment la mort sur les positions ennemies.

C’est une pluie que les français déversent sur les allemands, mais ceux ci ne sont pas en reste, le ravin est bombardé constamment, plus aucun moment de repos.

Benjamin tombe de fatigue, ils ne peuvent manger , tout est danger, aucun geste n’est anodin, tout n’est que mort et dévastation. Puis alerte au gaz, les servants doivent maintenant travailler et combattre avec le masque. Ils ressemblent à des cochons ou bien à des personnages de vingt mille lieux sous les mers. Ils ne voient rien avec la buée, halètent, s’essoufflent. C’est absolument terrible , certains s’abattent comme des chevaux, morts de fatigue on les relève à coups de pied. Mais malgré la protection des masques, les insidieux gaz se faufilent, brûlent et asphyxient quelques malheureux. On doit les évacuer, la guerre est finie pour eux et pour la plupart leur vie.

Benjamin serre les dents, plus rien ne compte, combattre et survivre. Plus aucune lettre n’arrive, mais ce n’est pas la préoccupation principale. Les ventres sont vides, les hommes chargés de bidons sont hachés par les projectiles. Certains mangent, alors que cent mètres plus loin on crie famine.

Un obus frappe un camion contenant des munitions, l’explosion est effroyable, des corps, de la ferraille incandescente sont projetés. Benjamin sent un liquide chaud lui couler dans le cou, il n’a rien, n’a pas mal, sa vareuse est maculée de résidus sanguin et de chair, il veut fuir se jeter comme une fillette dans les jupons d’Adélia, mais elle n’est pas là.

Il pleut toujours de l’acier mortel. Le temps dur longtemps, jamais cela n’a paru si long, c’est sûr ils vont tous y rester

 

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 44, les lettres

Émilienne la veuve

Un soir après son travail, Émilienne rentre chez elle, normalement elle doit y trouver son fils René. Il a douze ans et ressemble beaucoup à son père, mais la juvénilité de son visage atténue encore les traits de la sauvage beauté de son papa.

Il est là accroupi avec son chat entre les jambes, le gros matou ronronne et lui, chante.

Elle l’observe et l’écoute, sa voix claire a entonné une chanson joyeuse. Le ton monte peu à peu, il se croit seul. Sa mère sent tout le caractère joyeux de cette voix qui monte vers son avenir.

Elle reste immobile ne voulant troubler l’instant de bonheur qui volette dans la pièce endeuillée. Puis mue par quelque chose de profond, elle se met aussi à chanter, sa voix s’accorde bientôt à celle de son fils, formant un duo. Son fils pénétré de l’instant se lève et prend les mains de sa mère. Doucement accompagnés de leur voix les deux forment ronde. Ils accélèrent leur chant et tournent et tournent encore. Émilienne rit, Émilienne pleure, Émilienne chante, Émilienne revit

Son fils vient de lui faire comprendre que cette saloperie de guerre n’aura pas raison d’elle, qu’il faut qu’elle aille de l’avant, pour lui, pour elle.

En faisant le dîner, elle se met de nouveau à imaginer qu’elle pourra de nouveau le préparer pour un autre homme. Cela ne sera pas trahison elle en a conscience. Son Alexandre pour sûr ne serait pas resté sans femme, alors si la providence le veut elle se blottira de nouveau dans les rudes bras d’un bon travailleur.

Elle regarde le cadre d ‘Alexandre ni voit aucune objection, alors il en sera ainsi.

Mais faire un choix n’est pas aisé, il n’y a peu d’hommes disponibles. Certaine qu’elle ne veut pas un vieux dégueulasse ou un jeune gringalet les choix sont restreints.

Sûrement devra t- elle attendre la fin du conflit, mais alors vu le grand nombre de veuves,  la concurrence sera sévère.

Maintenant qu’elle sent qu’elle retrouve un peu de sérénité, elle veut être complètement en règle avec elle même. Courageusement elle décide d’aller trouver le maire. Elle juge finalement qu’il s’est trompé sur elle, que sa tenue a été mal interprétée. Il a perdu la tête mais aussi finalement la face, ce n’est pas un mauvais bougre, il fait beaucoup pour la commune.

En face de lui elle s’aperçoit que l’homme est un peu veule, son teint devient blafard, il a peur d’une esclandre. Il manipule sa plume et en tache le document qu’il écrit. Émilienne s’efforce en quelques phrases de dénouer la situation, mais les mots ont du mal à percer la brume de sa pensée. Pour un peu elle s’excuserait, mais finalement en termes bien sentis elle lui explique qu’une femme seule n’est pas forcement à prendre, qu’une femme en négligé n’est pas à forcer. Mais qu’il y a eu confusion et que le mieux serait de reprendre des relations en toute amitié.

Le maire la face rubiconde de contentement acquiesce et en homme respectueux des femmes la prie d’accepter ses plus plates excuses.

La messe est dite, Camille peut enfin se repentir de l’acte qu’il a failli commettre.

Son geste était maladroit alors que ses intentions étaient pures .

Il peut se remettre au travail pour ses administrés.

Adélia Sorlin

Elle n’a jamais autant écrit de sa vie, à peine a t’ elle cacheté sa missive qu’elle pense au contenu de la suivante.

Cela devient comme une drogue, une habitude, le soir en rentrant du travail elle s’assoie en face de son petit cabinet de toilette, elle y pousse la cuvette  et de sa petite écriture de chatte ,relate sa journée et donne des nouvelles des enfants.

Elle brosse aussi en sachant qu’il appréciera un tableau de l’atmosphère qui règne au village, les potins, les décès, les petits riens.

Elle se fait madame de Sévigné, elle se fait comtesse de Ségur, elle pense même à écrire une sorte de journal où elle se confierait. Cela serait son tiroir aux secrets, son confessionnal. Mais  il est facile de d’écrire son quotidien il l’est beaucoup moins de sonder son âme et de retranscrire ses sentiments.

Un soir alors qu’elle vient de relire les lettres de Benjamin, elle se décide, ouvre un cahier d’écolier qu’elle a acheté à l’épicerie de chez Drappeau.

Sa plume est suspendue, rien, mon Dieu que c’est pas facile, puis elle commence et exprime son amour pour son mari,. Les mots glissent sur la page, l’un entraînant l’autre. Les phrases se construisent, ce qu’elle écrit la trouble. Elle s’arrête, ses enfants dorment du sommeil tranquille de l’enfance.

Elle se dévêt et se couche en emmenant son cahier. A la lumière de sa bougie sur ses genoux elle continue telle une madame de Stael ou une Aurore Dupin.

L’ambiance est presque surréaliste, la lueur de la bougie amplifie les objets, le rougeoiement des brandons qui se consument, confère une chaleur mourante.

Mais elle n’a pas froid, son esprit l’emmène dans les bras de Benjamin. Pour un peu elle reverrait en songe toutes les fois où son mari lui a fait l’amour. Elle se souvient comme si c’était hier de leur nuit de noces. Ils étaient tremblants tous les deux même si lui faisait son mariole.

Elle est avec lui maintenant, pose sa tête sur son torse, elle tire sur les poils de sa poitrine en rigolant. Lui tente d’en saisir de plus intime, c’est une lutte de gamins excités, c’est une bataille d’amants. Sa plume tombe de ses mains, le cahier glisse à terre. Son ventre est dure se contracte, une vague de chaleur descend jusqu’au plus profond de son intimité. Il est là, elle le ressent.. Elle pousse un cri et se rend compte que finalement elle est seule, au fond de la pièce sa fille gigote et geint légèrement . Elle se sent un peu penaude, un petit peu honteuse, Benjamin fait-il des rêves de ce genre. Jamais elle n’osera lui demander, mais ce qu’elle est sait assurément, c’est que demain son rêve sera couché sur le papier. Son calme intérieur ne revient pas, car finalement ce n’était pas un rêve mais une manifestation bien physique de l’amour qu’elle porte à Benjamin. Elle n’est pas cultivée mais constate pourtant que l’esprit peut se révéler plus fort que le corps.

Elle vient de recevoir une lettre de son benjamin, elle exulte il vient de changer de grade. Aussitôt elle court l’annoncer à sa famille et à ses amis.

Il est soudain promu au rang de héros, il est Achille, il est Murat, peut être même Napoléon.

Elle est aussi heureuse qu’une femme de général à qui on annonce que son militaire de mari obtient le bâton de maréchal.

C’est d’ailleurs la même chose, car Benjamin devient maréchal mais un peu moins glorieusement on y rajoutera des logis. Cela ne fait rien après celui de brigadier, celui de maréchal des logis récompense sa bravoure.

Devant elle on la congratule on l’embrasse, mais dès qu’elle est partie les méchants se moquent en disant qu’un si petit grade ne mérite pas une telle débauche de joyeuseté.

Les plus durs estiment même que cela ne l’empêchera pas de se faire tuer, ils ont sans doute raison mais pourquoi le dire, pourquoi s’exprimer sur le sujet. La guerre continue et l’on pourrait édifier une pyramide plus haute que Khéops avec les os sacrifiés de la jeunesse française.

En attendant Adélia exulte, montre ses lettres et se promet que chaque soir elle écrira et écrira encore.

Pour l’heure elle n’a plus de chandelle et bien que les prix se soient envolés il faut qu’elle s’en procure.

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 43, une année de guerre ordinaire

1917 au village et ailleurs

La guerre se prolonge, dure mais un espoir apparaît enfin, les États-Unis déclarent leur belligérance contre les empires centraux.

Le conflit qui dure depuis de nombreux mois et qui s’est stabilisé dans les tranchée épuise les ressources. Les Allemands qui souffrent de disette à cause du blocage de leurs côtes par la marine anglaise reprennent la guerre sous marine.

Un calcul statistique leur fait présumer qu’ils réussiront à briser l’Angleterre avant l’arrivée des soldats américains.

Au village on dit même que le matériel et les troupes de secours arriveront au port de La Rochelle La Pallice.

Les plus optimistes pensent que les hommes seront là pour les moissons, quand aux autres ils imaginent parfaitement bien que ces troupes inexpérimentées devront s’entraîner avant que de passer à l’offensive.

L’autre jour au café d’Alcide Berthet, les hommes en sont venus aux mains. Une idiotie qui a pour origine la montée en puissance du culte du vainqueur de Verdun.

Les uns prêchaient pour Pétain d’autres pour Mangin, toujours est -il que tous les grands y passèrent, Joffre, Pétain, Nivelle, Gallièni, Foch, Mangin. Le ton monta, les tournées respectives augmentant l’énervement. Un poing s’éleva et ce fut une belle pagaille.

On appela le garde champêtre Petit, le pauvre vieux plus habitué à remettre des télégrammes qu’à rétablir l’ordre faillit se retrouver le cul à l’air dans le ruisseau.

Il s’enfuit et alla chercher le maire. Il fallut à ce dernier toute son autorité, aidé de celle de l’instituteur et de son adjoint Charron pour rétablir l’ordre.

Chacun rentra chez soi mais l’atmosphère qui régna ensuite au village sentait le souffre.

Les femmes plus raisonnables, mais que connaissaient-elles à la guerre, considéraient que les généraux et les hommes politiques étaient tous les mêmes, en cela qu’ils conduisaient leurs enfants à l’abattoir.

Le maire dont l’autorité défaille un peu vient de recevoir un courrier de la préfecture.

Celle-ci s’inquiète de la recrudescence des chevaux en incapacité à être réquisitionnés. A croire que tous les canassons du canton sont boiteux et malingres.

Gougaud sait que certains vétérinaires sont un peu laxistes sur le sujet et favorisent les paysans. Il va falloir qu’il intervienne discrètement .

Dans les trois écoles, garçons, filles, et école privée, la férule des maîtres encourage le patriotisme, à défaut de bon élève pour le certificat on doit former les jeunes à l’obéissance civique et morale. Tous ces gamins doivent penser que la guerre est juste et que l’Alsace et la Lorraine doivent revenir à la France.

Martial est convaincu de ce qu’il dit d’autant que son fils Henri est soldat maintenant.

Prenant son rôle très au sérieux il a même tendance à se transformer en adjudant de compagnie avec sa femme qui on s’en doute n’apprécie guère.

L’état de certains petits est déplorable, les godillots sont troués, les chaussettes non rapiécées. Les robes des filles qui font en général plusieurs enfants ont beaux être rallongées, cela donne l’impression qu’elles n’ont plus rien sur le derrière.

Les garnements ont compris la chose et poursuivent à la sortie des classes les fillettes afin d’apercevoir une culotte blanche.

Billeaud doit s’entretenir avec sa consœur Léonie Lacour sur le sujet, la santé morale des enfants est en jeux. D’autant qu’avec des classes uniques certaines gamines sont presque femmes.

Apparemment, il s’est passé quelque chose d’important à l’autre bout du continent, une révolution dit-on. L’empereur de Russie Nicolas II a abdiqué laissant place à un gouvernement provisoire. On commence à entendre les mots de Menchevique et de Bolchevique et de sociaux révolutionnaires.

On y comprend pas grand chose au village , mais l’instituteur dit que cela va changer le cours de la guerre.

Nos braves gens du coin qui pour la plupart n’ont jamais dépassé Saint Sauveur, Benon, Ferrières, Aigrefeuille et Surgères sont septiques sur l’influence d’un mouvement populaire à Saint-Pétersbourg sur cette foutue guerre.

Si l’on comprend bien ce qu’il se dit à demi-mots, les Russes vont finir par se retirer de la guerre et les Américain vont y entrer.

En attendant des morts et toujours des morts

Le 5 mai 1917 a Vauxaillon est mort le fils d’Auguste Mérand et de Cousin Olinda.

Caporal au 21ème régiment d’infanterie coloniale qu’il était le Charles. Ses parents étaient fiers de ce simple grade comme si il avait été promu à Saint Cyr.

D’autant plus fier qu’il venait d’être cité à l’ordre du régiment pour avoir fait preuve d’intrépidité au cours d’une reconnaissance d’une patrouille ennemie et ce malgré le feu nourrit de mitrailleuses ennemies.

Olinda dont c’était le seul fils pleure et déclare avec emphase qu’elle va faire faire un beau cadre pour y mettre sa belle croix de guerre avec étoile de bronze.

Avec son portrait et leur propre globe de mariés cela fera une belle décoration et un autel où se recueillir et pleurer. Auguste a même acheté un beau portrait du général Pétain qu’il mettra sans doute à coté de celui de son fils.

Gougaud en pleure de voir cette jeunesse qui s’en va. .

Mais un malheur n’arrive jamais seul, deux jours après c’est la famille Néraudeau qui perd l’un des siens. C’est un peu particulier d’annoncer la mort d’un fils à une mère qui est déjà morte.

L’impression est vraiment pénible, Joséphine Roy ne ressemble que de très loin à la belle femme qu’elle fut jadis. La mort de son mari Honoré l’avait déjà profondément affectée il y a quinze ans mais elle avait fait front.

Elle avait ses enfants à élever, Constant,,Arthur, Fernand et Angèle et courageusement en travaillant jusqu’à l’épuisement elle avait réussi à les voir grandir.

Maintenant elle se tenait debout près de son lit, son corps gainé d’une robe noire laissait paraître une maigreur extrême. Les cheveux gris attachés en arrière faisaient presque une tache de couleur dans cette immobilité de deuil.

Depuis qu’on lui avait annoncé la mort de Fernand en octobre 1914 elle avait cessé d’exister. Angèle sa fille qui aurait bien voulu s’envoler et naître femme dans les bras d’un homme restait avec elle. A son chevet devrait-on dire.

Alors quand le maire avec sa mine de circonstance entra dans la maison il crut être dans l’antichambre de son propre tombeau.

Avant qu’il ne dise un mot bien sûr elle savait mais ses yeux implorants lui demandaient d’enfin poursuivre, d’enfin lui dire lequel de ses deux fils restant était mort.

Gougaud articule avec peine le prénom Constant, c’est le plus vieux, trente et un ans, du 18ème régiment d’infanterie. Il a disparu à Craonne, rien, plus rien de lui, peut être prisonnier qui sait il faudra attendre confirmation. C’est encore plus terrible, soit il réapparaîtra dans une quelconque ambulance où Joséphine recevra une carte d’un camps en Allemagne ou bien jamais elle ne retrouva ne serait-ce qu’un morceau de la chair de sa chair.

Deux enfants en trois ans.

Le troisième Arthur est au 27ème régiment d’artillerie peut-être est-il moins exposé.

En attendant, aucune larme, la source est tarie, aucun tressaillement dans le visage, aucun clignement de cil, il a l’impression qu’elle n’a pas entendu. Mais enfin le mannequin s’anime en un rôle de désespoir, vivre avec la vision de ses deux fils qui agonisent. Angèle qui a l’avenir devant elle, se sent perdue devant sa mère, elle ne sait comment soulager sa peine, elle ne sait même pas quoi faire de ses mains.