Et bien moi j’étais maintenant seule avec mon buffet, quelle tranquillité, mais aussi quelle tristesse.
Le soir quand je rentrais du travail, épuisée, je ne tardais pas à me coucher n’ayant rien d’autre à faire .
Je causais bien avec mes chats mais comme ils ne me répondaient que rarement les soirées étaient monotones et je les appréhendais.
Quand il faisait beau je me posais sur mon banc devant la maison, les voisins s’arrêtaient et nous papotions , le soleil me grillait et j’aimais ces instants de pur bonheur.
Mais j’étais bien fatiguée et les travaux que j’effectuais me pesaient énormément, je ne savais pas si j’allais pouvoir les faire bien longtemps.
Heureusement mon fils Louis qui lui aussi s’était installé à Villiers s’occupait de moi et m’aidait pécuniairement. Remarquez il n’avait pas le choix sinon il aurait été obligé à moment ou à un autre de me prendre chez lui.
Je crois que personne ne voulait de cette solution, et je préférais mourir chez moi. Mais je n’étais pas centenaire et finalement guère pressée de partir.
J’eus encore un moment de fierté quand un jour que je me remontais un seau d’eau au puits, un homme que je ne connaissais pas s’arrêta devant moi et m’aida. Il se présenta et on parla de la pluie et du beau temps.
De ce jour il revint régulièrement, des premières banalités, nous étions passés à parler de nos vies et de nos proches. Il était veuf et un jour il me demanda si je voulais partager sa vie.
J’étais charmée, mais surprise, pourquoi s ’embêter, il m’exposa tous les avantages, il avait un peu de bien ce qui me mettrait à l’abri d’une éventuelle indigence. L’argument le plus pertinent était qu’il était plus facile de vivre sa vieillesse à deux que tout seul. Il avait mille fois raisons mais j’hésitais.
Physiquement il était encore vert, droit, le visage à peine ridé, propre, pas repoussant du tout.
Sa conversation était riche ce qui me changeait de mes matous, non vraiment j’hésitais.
Mais entre discuter avec un ami et partager son lit il y avait un pas qu’il m’était difficile de vaincre.
Le poids du quand dira t’on, les yeux de la famille qui verrait surement d’un mauvais œil l’intrusion d’un étranger dans leur maigre héritage ou simplement une peur irraisonnée de l’inconnu.
Un jour que nous partagions un quignon de pain et un morceau de brie noir, il me prit la main. Cela me fit venir les larmes, rarement on avait fait ce geste à mon égard, mes précédents maris étaient beaucoup plus directs.
J’étais à ce moment près à lui dire oui, l’intrusion de mon petit fils mit fin à ce rapprochement.
Suspendu ce moment idyllique nous savions tous deux qu’il nous faudrait faire renaitre un tel instant pour que nous puissions nous unir.
L’occasion fut peut être manquée, les semaines passèrent puis les mois, je ne voyais plus mon vieux courtisan, j’en fus malheureuse puis ma vie simple reprit son cours, mon buffet brillait toujours de mille feux mais moi je me sentais vieillir.
Un jour au début de l’été, vision miraculeuse je le vis approcher de ma maison, oui c’était bien lui mais vouté, avançant péniblement il ne semblait plus être le même.
Son visage s’était creusé et sa barbe plus blanche. Il s’asseya sur la grosse pierre du devant, épuisé.
Je vins le rejoindre et il me conta ses malheurs, sa maladie qui l’avait retenu cloué au lit, puis la mort de son fils. Non il n’avait pas abandonné cette idée d’installation et de mariage, quelle sotte, à aucun moment je n’avais envisagé qu’il puisse avoir un empêchement.
La soirée passa et je me décidais à le garder à souper, pendant que je m’affairais il était assis à m’observer, j’avais l’impression qu’il avait toujours été présent. Puis je l’ai gardé en cette belle nuit.
Sans précipitation nous nous sommes dévoilés l’un à l’autre, j’ai fait fi de mes livres en trop, de mes seins lourds, de mes fesses graisseuses, de mon ventre bedonnant et de mes cheveux blancs.
J’ai fait fi de ses genoux cagneux, de son ventre proéminent, de son début de poitrine, de son dos vouté, de ses muscles relâchés et de son torse neigeux.
Nous fîmes l’amour, comme jamais je n’avais fait, matinée de douceur et de tendresse.
Cette apothéose fut comme le crépuscule de ma vie amoureuse et d’ailleurs de ma vie en général.
On décida de ne pas se marier, mais de se rencontrer comme bon nous semblerait, la vieille resterait seule sauvant l’honneur. Évidemment personne n’était dupe mais dans une société hypocrite notre liaison avait sa place.
Mon dernier homme m’accompagna dans mes ultimes instants, avec gentillesse il me veillait, avec abnégation il me nourrissait. Sachant lire il me dévoilait le monde à travers les journaux, je voyageais enfin. Ne travaillant plus il subvenait à mes besoins, se substituant à mes enfants qui là ne trouvaient rien à redire à sa présence.
Puis comme tout à une fin j’en eus une aussi. Le 16 févier 1865, je quittais le monde des vivants.
Mais mon âme, de Louis à Adrienne, d’Adrienne à Fernande, de Fernande à Daniel, de Daniel à Pascal me survit et je vois même ce dernier écrire et narrer sur une drôle de machine mon histoire et celle de la défunte Rosalie.
FIN