En cette journée, tous les habitants n’avaient qu’une phrase à la bouche, » ils arrivent, ils arrivent ».
Cela courait de bouche en bouche comme un mauvais microbe, comme une médisance sur un marché, comme un fait divers au café des sports et comme un bubon sur un pestiféré.
Daniel comme les autres entendit, mais rivé sur son établi, une varlope en main, il s’appliquait en apprenti consciencieux sur la tâche que lui avait confiée son patron le père Legouge.
Tous en ce lieu étaient nerveux comme dans l’attente d’un départ ou bien même d’un événement.
Ils avaient suivi sur leur TSF les dernières péripéties où plutôt devrait-on dire les derniers drames.
Depuis le 10 mai de cette année 1940, l’Allemagne avait forcé la France comme on force une femme. Au niveau d’un point faible que la ganache de Gamelin notre généralissime considérait comme fort , ils brisèrent nos lignes, dispersèrent nos forces.
Les arbres centenaires des Ardennes et le cours impétueux de la rivière Meuse, tels une ligne Maginot naturelle, étaient sensés nous protéger des hordes germaniques.
Certes quelques esprits chagrins s’étaient bien aperçus après quelques manœuvres que cette prétendue invulnérabilité n’existait guère. Mais écoutait-on les esprits chagrins.
Depuis rien n’avait pu arrêter les troupes teutonnes, ni le prétentieux colonel de Gaule, ni le défaitiste Weygand, ni le cacochyme Pétain et bien sûr encore moins nos généraux en place.
La ruée des chars allemands que l’on aurait pu prévoir si l’on avait lu les livres de Gaule était irrésistible. Que pouvait faire un Corap face à un Gudérian, que pouvaient faire des blindés dispersés faces à des meutes métalliques et tourbillonnantes commandées par des jeunes loups comme le général major Erwin Rommel.
Ce n’est pas que les hommes ne furent pas héroïques, mais il est difficile d’arrêter le sable avec ses mains. Mal commandés, mal équipés, démoralisés par la soudaineté de l’attaque après presque une année de drôle de guerre, ils ne purent que subir. Les Anglais à Dunkerque réussirent leur premier miracle en se ré-embarquant, mais nous nos pauvres poilus de l’an 40 finirent en immense majorité dans les stalags.
La chaleur montait doucement en ce jour de juin 1940, le soleil montrait déjà malgré l’heure matinale, toute l’étendue de sa puissance. Pierrette pour jouer c’était mise à l’abri des arbres du boulevard Voltaire.
» le palais royal est un beau quartier toutes les jeunes filles sont à marier »
La corde à sauter allait de plus en plus vite et Pierrette s’efforçait de suivre le rythme.
» Mademoiselle Tramaux est la préférée de monsieur Untel qui veux l’épouser »
Bientôt essoufflée elle se prit les pieds dans la corde et chuta, heureusement elle n’abîma pas la belle robe que sa sœur Jacqueline lui avait confectionnée.
Elle se souvenait d’un précédent incident où en sautant par dessus les grosses chaînes qui bloquaient le passage sous les arbres, elle avait fait un accroc à sa robe.
Elle ressentait rien qu’en y repensant la brûlure sur sa joue quand sa grande sœur l’avait giflée.
Pour l’heure, elle était tranquille, cette dernière était partie avec une de ses copines voir le passage des réfugiés sur la route de Provins. Au vrai, il devait bien y avoir anguille sous roche car des réfugiés ils en passaient devant la maison sans que Jacqueline en fusse autrement intéressée.
Interrogée sur le sujet son autre sœur qui l’avait rejointe préféra éluder. Visiblement cela ne regardait guère une enfant de 8 ans. Lucienne ou Lulu n’avait que deux ans de plus mais semblait jouir d’une connaissance bien plus grande.
Que pouvait bien manigancer Jacqueline et que pouvait-elle cacher de bien suspect. Cette dernière exaspérait souvent Pierrette, en voulant agir en femme de la maison et en mère de substitution.
» Tiens toi bien, montre pas ta culotte, coupes tes ongles noirs, mange proprement »
Elle n’arrêtait pas de lui casser les pieds et tant mieux si un quelconque secret la tenait éloignée de la maison à courir le guilledou.
Sa grande sœur avait quatorze ans, une vraiE femme avec de la poitrine et semble t’ il des poils entre les jambes bien que sur ce sujet Lulu ne sache pas grand chose. Elle jouait certes sa mijaurée, prenait de grands airs mais assumait il faut le dire son rôle de femme dans cette demeure qui en était dénuée depuis le décès de leur mère.
Leur père Fernand n’était jamais là, il partait à l’aube pour travailler comme ouvrier agricole à la ferme de la Psauve. Même si il était considéré comme l’un des meilleurs botteleurs des environs il peinait à nourrir sa nichée.
Depuis peu, Daniel son seul fils lui venait en aide en lui donnant sa maigre paye d’apprenti menuisier.
Ce dernier petit brun de seize ans, maigre comme une sardine encaquée, un peu rêveur avait été mis en apprentissage chez le menuisier Legouge à deux pas de chez eux.
Peut-être se serait-il vu poursuivre un peu ses études, il en avait les capacités. Le certificat d’étude qu’il avait eu avec brio était comme pour beaucoup le couronnement de leur scolarité.
Le beau diplôme viendrait rejoindre le cadre avec les médailles du père sur la cheminée puis finirait dans un tiroir lorsque l’enfant serait parti à tout jamais de la maison.
Lui comme les autres jours, était donc parti jouer de la varlope et du vilebrequin, il avait emmené sa gamelle pour manger sur place malgré que son atelier n eut été qu’à une encablure.
Lui aussi était le protecteur de ses petites sœurs, bien que ce ne fusse pas de la même manière que Jacqueline. Peu lui importait leur tenue et leur comportement, il les protégeait de loin en loin comme un pâtre sur ses ouailles.
Parfois même il atténuait les colères du père rien que par sa présence tranquille.
Par contre l’attitude de Jacqueline le révoltait quelque peu, cette gamine au corps de femme n’était encore qu’une enfant qu’elle affolait déjà par son aplomb la gente masculine. Elle était par trop entreprenante et bien trop libre de ses mouvements.
Les deux sœurs aînées Léone et Suzanne avaient quitté la maison depuis peu pour suivre leur vie affective.
Toutes deux vivaient en région parisienne dans la proche banlieue de la capitale.
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