Soudain apparut une charrette, puis une deuxième, le père Fernand marchait fébrilement au rythme lent des deux lourds chevaux de trait qui tiraient l’ une des voitures.
Pierrette fut surprise et Lulu cessa immédiatement sa sarabande autour de la corde, d’ailleurs les autres gamines tout aussi subjuguées par incongruité de l’échafaudage lâchèrent leur jeu enfantin.
Instinctivement toutes surent que l’événement qui touchait une partie de la population et dont elles avaient entendu parler par leurs parents allait maintenant les toucher elles.
Les deux gamines Tramaux connaissaient une partie des hommes qui accompagnaient les charrettes, c’était des ouvriers agricoles Polonais. Main d’œuvre à bas prix qui pullulait dans toutes les fermes briardes. Leur père Fernand en disait pis que pendre et les appelait les polacks, reconnaissant toutefois qu’ils étaient de fiers et courageux paysans. Mais c’était plus fort que lui, tous ceux qui ne venaient pas de l’est de la Seine et Marne étaient un peu étrangers. Pierrette se gardait bien à l’école d’employer les mêmes épithètes que son père. Les boches, les ritals, les polack, les rosbifs, les amerloques, les crouilles, les négros, les youpins et les niakoués, le père il voulait pas en entendre parler, c’était acquis et acté.
Apercevant ses filles, les ordres fusèrent, Lulu fut envoyée à l’atelier de menuiserie pour récupérer Daniel. Pierrette dut aider son père à ficeler quelques affaires dans une valise de carton bouilli. Prendre l’essentiel sans en prendre de trop, la était la gageure.
Le fils de la maison arriva sur son beau vélo, il portait sur le guidon sa sœur Lulu, l’impudicité de la position n’échappa pas à l’une des femmes juchées tout en haut de l’enchevêtrement. Entre un matelas et une cage à poule on apercevait que sa vieille tête ridée.
Daniel en gamin tourmenté et anxieux savait contrairement à ses petites sœurs ce qui se passait. Son maître d’atelier préparait aussi son départ comme d’ailleurs la plupart de la population de Nangis.
Mais où était passée l’effronté de Jacqueline, nul ne le savait. Il faudrait bien un jour que l’impulsif zouave ne corrige sa fille avant que la féminité débordante de sa fille ne lui amène un petit qu’ils ne pourront pas appeler Désiré.
Mais enfin elle arriva, car bien placée au défilé des malheureux, elle avait vu son père passer.
Elle aussi boucla une grande valise où prévoyante elle entassa quelques victuailles. Elle considéra que c’était nécessaire au détriment de quelques nippes dont l’on pourrait aisément se passer..
Le convoi s’ébranla enfin Pierrette fut montée sur la charrette, lieu de dominance où son espièglerie pourrait jouer à plein.
Pour l’instant il fut décidé que Lulu marcherait mais tous se doutaient qu’elle ne tiendrait nullement la distance.
Daniel emmena son vélo et en compagnie de Jacqueline chemina.
Le convoi n’était pas encore sorti de Nangis que les difficultés déjà se faisaient jour . En effet des centaines d’autres habitants de la ville mus par une sorte d’instinct fuyaient comme une horde d’animaux chassée par le feu.
Fernand, son patron et les polonais voulaient aller jusqu’à Gien. Daniel ne demanda pas aux adultes la raison de cette destination. Il s’enquit simplement du nombre d’heures qu’il faudrait pour y parvenir. Personne n’en savait rien. Lentement l’on vit disparaître le château et la silhouette de l’église. Ces symboles familiers et protecteurs se perdaient dans l’évanescence de l’horizon.
Daniel en fut troublé mais ne pipa mot, le spectacle était somme doute grandiose mais aussi un peu burlesque à la fois. La foule qui se mouvait n’avait rien d’homogène, beaucoup de femmes et d’ enfants accompagnés d’ un grand nombre de vieillards. Certes des hommes marchaient aussi de concert avec les femmes et les chiards, mais la tranche des hommes faits, avait quand à elle bien disparue.
Bien que cela ne fut pas entièrement exacte car le convoi de pauvres hères, était souvent doublé par des convois militaires qui par leur direction ne partaient pas pour soutenir l’offensive Weygand.
Quand nos défenseurs passaient en ordre ou en désordre ce n’était qu’imprécation. Les vieux, entendons ceux de 14, les accusaient de lâcheté et les insultaient, les femmes plus incisives s’en prenaient à leur virilité. Certains n’avaient plus d’arme d’autres ressemblaient aux militaires de l’armée à Bourbaki.
Le spectacle au vrai était grandiose que ce long serpentin de fuyards, les voitures à moteur il est vrai pas nombreuses côtoyaient celles qui étaient tractées. Odeurs de bouse, de crottin et de pots d’échappement , le tout en un écœurant mélange venait incommoder la masse des fuyards.
Un véhicule , une Peugeot vint klaxonner afin de doubler la charrette de la Psauve, Fernand ne bougea pas. Des noms d’oiseaux s’échangèrent, le vieux zouave au bar de la gare en avait couché pour moins que cela et le ton monta.
Le fier à bras des villes, presque en costume du dimanche ne soupçonnait pas le danger d’insulter l’ancien nettoyeur de tranchées. Seuls les polonais le sauvèrent d’un désastre en retenant le botteleur énervé.
La circulation avait été bloquée et tous s’impatientaient, la voiture à moteur resta derrière en attendant de trouver le moyen de s’échapper de la lenteur des pourvoyeurs de purin.
Ma mère et ma grand-mère habitait à Gien en 1940 et ont vu beaucoup de convois de réfugiés qui voulaient passer le pont. Elles ont passé elles aussi le pont quelques minutes avant qu’il ne saute pour partir en exode.
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