Benjamin Sorlin
Appuyé sur sa pièce qui pour une fois est au repos, Benjamin allume sa pipe. C’est son seul plaisir, un moment de délectation incomparable. La fumée le réchauffe, et elle lui procure lorsqu’elle pénètre dans son corps une sorte d’extase amoureuse.
Le tabac c’est Adélia qui lui a envoyé, sa douce, sa tendre femme, dont il se meurt de l’absence. Il y pense jour et nuit, à tous moments son visage illumine son quotidien. Sans elle il se demande si il tiendrait, ses lettres sont comme une médication.
Lorsque le hasard de la distribution le prive de ce plaisir, il se morfond et devient presque agressif.
La nuit il fait des rêves qui feraient certainement rougir Adélia, il se défend, il s’en défend mais la vision de son épouse réapparaît avec constance chaque nuit.
Son corps réagit au moindre nuage d’évocation et il lui rend hommage à sa façon, des fois avec force incongruité et d’autres fois plus intimement.
C’est Noël et tout à l’heure l’aumônier viendra faire sa messe puis après avec les copains ils feront ripaille d’un repas amélioré et des merveilles que les familles ont envoyé dans des colis.
Lui, pourtant pas adepte de la religion se réjouit d’entendre l’homélie du curé, il sait qu’au même moment Adélia accompagnée de sa fille et de son garçon écouteront le bon curé Niox. Ainsi à distance ils communieront en une foi commune et un amour commun.
On pense que les allemands ne tenteront rien en cette nuit de la nativité mais peut-on en être sûr. Quelques potes vigilants veilleront sur nous pendant qu’on fera réveillon.
En attendant pas de canonnade et il règne une atmosphère bizarre que d’aucun nommerait le silence.
Pieusement, ils sont tous là, du simple troufion, au capitaine, de quelques caisses à munition on a confectionné un autel et avec attention nous écoutons l’homme de Dieu.
Même là haut dans les cieux, messe ne pourrait être plus belle, même sur la place Saint Pierre notre sainteté le pape, ne pourrait trouver les mots les plus justes.
Benjamin pleure, pour quelques instants il éprouve une sorte de bonheur. C’est communicatif tous s’embrassent et se congratulent. Le capitaine tend une main ferme à ses hommes, c’est la magie de Noël.
Un pâté de viande sortit des entrailles du paradis, un saucisson digne des plus grandes maisons parisiennes, une volaille juteuse que c’en est péchée et une galette dite du Poitou croustillante, gavée de beurre.
Les officiers se joignent aux hommes et fournissent en complément du méchant picrate un excellent vin bouché. On trinque et on re-trinque, le vin adoucit les cœurs, et un mariole de Vendée entonne » douce nuit »
L’ivresse succède bientôt à l’allégresse et l’on reprend les couplets de chansons grivoises.
Chacun à la sienne, Robert le parigot entame sa préférée
» le curé à les couilles qui pendent et quand il s’assoie dessus »
Un breton pure jus chante
» Allons à Messine, pécher la sardine, allons à Lorient péche le hareng.
Mon rouston de droite sera lieutenant mon rouston de gauche sera commandant »
Benjamin entraîne les autres à reprendre
» Trois orfèvres à la Saint Éloi montèrent sur le toit pour baiser minette »
Les officiers un peu inquiets se sont discrètement éclipsés ne voulant pas être témoins d’une bacchanales bachique.
Au loin dans les tranchées de premières lignes on entend les mêmes gens, on devine la même amertume de ne pas être avec les siens.
La plus part sont convaincus que l’année 1917 sera la dernière de cette vaste boucherie, mais la crainte de mourir plane comme un vol de rapaces au dessus d’un troupeau.
Benjamin qui est passé brigadier en septembre va enfin pouvoir revoir sa petite famille, la permission tant attendue arrive enfin.