LE ROMAN DES MORTS, Épisode 37, Émilienne, Loetitia et les autres

Émilienne au fond d’elle même a toujours su que son Alexandre ne reviendrait pas. C’était une prémonition mais toutes les femmes avaient cette même impression. Il n’était pas fait pour ce genre de vie l’Alexandre, il aimait la liberté à la vitesse de son cheval. Il voyait défiler la vie tranquillement en vendant les marchandises de Maximilien son beau père. Bien sûr elle n’était pas dupe des infidélités du zigoto, elle s’en doutait et des bonnes âmes lui avaient rapporté ses incartades. Qu’importe  un homme a des besoins et la bonne chose c’est qu’elle n’avait pas à recevoir ses hommages trop souvent. C’était donc un accord tacite, mais elle l’aimait et maintenant dans sa maison vide elle n’avait plus que le visage de son enfant, un Alexandre en réduction, une presque copie.

Elle avait rejoint la cohorte des veuves du village, presque un club, presque une famille. Chacune avait ses propres problèmes et ses propres interrogations. Comment survivre, avec quel revenu, devrait-elle se remarier ou bien sacrifier sa vie de femme à l’éducation du rejeton du mort.

Pour elle il était trop tôt pour regarder un autre homme mais elle savait qu’elle ne se laisserait pas hanter par Alexandre. Il était parti en juillet, et elle avait reçu une lettre de l’hôpital, enfin plusieurs. La première officielle, du médecin chef, brève, concise, ne laissant pas place au doute. Alexandre n’était pas mort en héros mais il était mort d’aliénation mentale. La nuance était d’importance mais peu importe il était victime de guerre. La deuxième lettre était écrite par une jeune infirmière, elle expliquait qu’il n’était pas mort seul mais qu’elle avait recueilli son dernier souffle. Il n’avait pas souffert, du moins c’est ce qu’elle disait. Elle lui avait fait aussi un petit paquet de ses affaires. Elles trônent avec son portrait sur sa table de nuit, sa montre à gousset, sa pipe et son alliance. Chaque soir elle les touche et elle se matérialise son Alexandre. Puis le songe s’évanouit et elle tente de trouver le sommeil.

Loetitia n’est plus la même elle le sait, son Édouard repose dans une terre qui lui est étrangère et elle est en prise aux pires difficultés matérielles, heureusement sa famille est assez nombreuse et chacun l’aide de son mieux. Cela n’écarte pas pour autant le spectre de la vente mais elle tente de s’illusionner.

Gougaud comme tout le monde sait que la guerre va se prolonger, il est inquiet.

La France va manquer de grain, les pertes en homme pour la bataille de la Somme ont été pharaoniques. Les bras vont manquer pendant des années et les ventres de nombreuses femmes vont rester en jachère. Les classes dans les écoles seront clairsemées dans les prochaines années.

L’année 1916 a été aussi meurtrière que les années d’avant, en mai le village a eu à déplorer la mort d ‘Emmanuel Hillaireau. Il est mort à Verdun à l’endroit maintenant célèbre qu’on appelle Douaumont.

Il a vécu l’enfer des premières attaques mais ne verra pas la fin de cette meurtrière folie. Le 12 mai il tombe au champs d’honneur et la nouvelle en arrive quelques semaines plus tard. Le maire a le déplaisir de devoir l’annoncer à Joséphine sa femme. Il se fait accompagner par Fernand Charron son adjoint. Nul besoin de parole, lorsqu’elle les voit par sa fenêtre elle a compris que son bonhomme ne reviendra pas.

Elle leur ouvre sans un cri et de ses yeux embués de larmes leur fait prendre place à la table. Gougaud a une drôle de sensation lorsqu’elle lui dit de s’asseoir dans le fauteuil d’Emmanuel. Un frisson le parcourt, il s’assoit mais ressent comme une présence. Madame Hillaireau devient donc Joséphine Brillouet veuve Hillaireau.

Là aussi cette jeune femme au corps meurtri par les travaux agricoles, attachée à la glèbe, devant presque s’atteler à la charrue, va se retrouver  face à des problèmes insolubles.

Un jour alors qu’il goutte les raisins de sa vigne le vieux Eugène Drappeau voit venir à lui le facteur. Son sang se glace, le préposé rural sacoche en bandoulière, casquette des postes en travers lui tend cérémonieusement la lettre officielle.

Depuis presque trois ans il est l’envoyé, l’employé, le messager de la mort, foutue guerre qui transforme un métier agréable en une redoutable corvée.

Eugène lit la missive, puis d’un air las il regarde ses ceps. Il les sait presque immémoriaux, il en est fier, son fils Paul aurait dû en hériter, vivra t-il assez d’années pour transmettre son savoir à ses petits enfants.

Il est mort à Verdun le 29 août comme son compère Hillereau, décidément cette citadelle maudite résonnera comme un glas.

Caporal Paul Drappeau du 6ème régiment d’infanterie mort au champs d’honneur, voilà ce que se répéteront pour le restant de leurs jours, Eugène et Marie.

Mais justement il reste pour Eugène le pire des tourments, l’annoncer à sa femme.

Mais en cette maudite année 1916 les garçons du Gué ne mourront pas qu’à Verdun, le 27 octobre Abel Brillouet 2ème classe au 1er régiment léger, a l’honneur et le désavantage de mourir pour l’ego des généraux dans les boues de la Somme.

Là aussi la misère s’annonce, Fernande lui a donné un garçon en janvier 1915, l’enfant de la guerre conçu avant le départ lorsque l’avenir radieux s’ouvrait sur une génération que peu à peu la modernité transformait.

Lorsqu’on lui annonça, le petit Marc était à la mamelle, peut-on rêver plus beau comme passation. Sa petite sœur Madeleine âgée de trois ans ne se souvenait déjà plus de l’homme qui était son père.

Le maire fait le compte, sa commune a le triste privilège d’avoir déjà douze morts, c’est un triste et lourd tribut et il sait que malheureusement l’addition n’est pas terminée.

Les classes se succèdent et celle de 1917 va bientôt partir, cela va faire d’autres drames, d’autres absence, d’autres larmes.

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