Benjamin Sorlin
Accoudé à sa pièce, l’artilleur Sorin tient la lettre qu’il vient de recevoir, il s’en délecte et chaque mot écrit par sa femme prend un sens que lui seul connaît. Adélia a une belle plume et un beau phrasé assez étonnant pour une paysanne. Ces quelques cursives tracées méthodiquement à la plume lui remontent le moral.
Celui-ci diminue car la guerre semble s’éterniser. Déjà deux ans de passés, loin de ceux qu’il aime et sans avoir jamais vu son petit garçon.
Il vient d’arriver au 11ème régiment d’artillerie à pied, il se retrouve servant d’un canon de 120 court modèle 1878. Ce modèle il le connaît bien car il servait dessus à la Rochelle. C’est d’ailleurs initialement de l’artillerie de forteresse, mais devant la pénurie d’artillerie on les a montés au front.
Ils y font merveille dans la destruction des ouvrages ennemis. Benjamin adore s’occuper de ces engins, il faut les bichonner comme on le ferait avec une monture, lui il les caresse comme dans son atelier il caressait les planches de bois. L’ambiance est bonne autour de sa pièce, personne ne rechigne à manier ces obus qui pèsent presque 20 kilos, lorsqu’il rentrera il pourra séduire Adélia avec ses beaux muscles.
Son régiment vient de Briançon et les gars parlent un langage un peu bizarre, il fait figure d’étranger, d’ailleurs tous l’appellent le Poitevin. Il a beau leur expliquer que sa province est celle de l’Aunis, ces bougres de Savoyards ne veulent rien savoir.
Ils sont six ou sept pour servir le canon, il y a 4 canons par batterie. Le métier est un peu dangereux car les reculs sont traîtres. Mais évidemment comme les boches sont canardés ils font de même et parfois cela fait mouche. La pièce explose ainsi que les obus entreposés autour. Un beau feu d’artifice en vérité, Benjamin pourtant pas très croyant embrasse souvent une médaille de la sainte vierge que lui a autrefois donnée sa mère. Tous d’ailleurs ont des petits grigris, le chef de pièce à une carte postale coquine et à chaque tir bise le cul de la charmante. On dit que le jour où il oubliera de le faire on sera morts.
Le travail est quand même moins dangereux que celui des pauvres malheureux qui pataugent dans leur merde et la boue des tranchées, c’est indéniable. La durée de vie y est sensiblement plus élevée.
Le soir le cantonnement est passable, lui et les hommes de sa batterie se sont logés dans une cave, la maison au dessus est complètement détruite mais ils ont pu en soutirer quelques babioles.
Ils ont aussi de la paille à peu près propre, c’est à dire sans puce. Malgré tout les poux leur donnent bien des misères. Il y a certainement plus de poux que de boches.
Il y a des jours où les allemands sont sages, d’autres où ils sont déchaînés. Alors cela devient un véritable concert c’est à toi à moi, cela dure des heures, les servants ne sentent plus leurs bras et même les plus habitués aux charges lourdes souffrent énormément. Le bruit est effroyable, et le soir tous sont plus où moins sourds, certains ont les tympans qui saignent et d’autres doivent être évacués.
L’autre jour une batterie a été touchée, deux canons ont été détruitq et il y a eu de nombreux morts. Les recrus ne viennent pas vite, en tout cas moins vite que le matériel. Alors les officiers mettent moins de monde et il y a surcharge de fatigue.
Benjamin est devenu un joueur de premier plan à la manille, quand il rentrera au Gué d’Alleré il va leur mettre de sacrées plumées.
Il écrit tous les jours à Adélia, il ne sait pas si toutes ses cartes arrivent mais soigneusement il les numérote. Il n’a pas le droit de trop s’étendre sur ce qui se passe car la censure est sévère et il ne veut pas d’ennuis.
Par celle-ci il apprend la mort de tel ou tel, cela ne lui remonte pas le moral mais il est bon de savoir ce qui se passe au village.
L’officier vient d’arriver il apprend qu’il est permissionnaire. Il a le droit à 6 jours plus une journée de transport. Adélia va être heureuse et surprise car il ne dit rien dans sa lettre.