Alexandre Drouillon, les symptômes septembre 1915
La vie d’Alexandre au front se déroule comme elle a commencé, faite de déplacements, de cantonnements et de bivouacs. Il charge, décharge et s’occupe des bêtes, une vraie vie de romanichel. Cela lui pèse au possible, le soir quand d’autres absorbent leur tristesse et leur monotonie dans l’alcool, lui il rumine, pense, se torture l’esprit. C’est surtout Émilienne qui hante son cerveau, que fait-elle, que pense-t-elle. Mais sa hantise c’est surtout une trahison humaine, celle que tous les êtres qui sont éloignés, redoutent. Un soir d’étape, le courrier avait suivi, lui n’avait rien mais son compagnon d’attelage en avait deux. Ce dernier s’éloigna pour se délecter de la carte de sa bien aimée. On entendit qu’un coup de feu, tous se précipitèrent, la balle lui avait emporté le visage. On voyait encore le fusil qu’il avait coincé sous sa tête tenu par une main que la mort avait crispé. De l’autre au milieu d’une infâme bouillie la lettre de sa chérie. Alexandre récupéra la lettre fatale.
La traîtresse en quelques lignes lui expliquait qu’elle avait rencontré un jeune officier, employé de bureau dans le civil et qu’il avait l’intention de s’installer ensemble au sortir du grand massacre.
Alexandre pleura son copain et depuis à chaque fois qu’il ouvre une lettre d’Émilienne il redoute que la futile l’ai trahi.
Au vrai il n’en dort plus, ressasse et ressasse encore, il attend une permission mais se doute qu’elle ne viendra pas. Il devient bizarre, s’isole des autres, même le théâtre aux armées ne l’a pas déridé. Alors qu’ils sont à l’arrière avec les potes de tournée d’auberges en cafés miteux ils se retrouvent chez les filles. Fin saoul, il suit une petite drôlesse potelée outrageusement fardée. La culotte d’uniforme en bas des jambes il tente de besogner la gagneuse. De la voix elle l’encourage, son temps est compté d’autres clients attendent. Mais Alexandre est comme figé, son regard fixé sur l’abondante toison. Il croit être en Émilienne, il ahane, mais soudain elle sort une lettre et lui annonce leur divorce. Pourquoi maintenant, pourquoi pendant l’amour. La fille voit qu’il ne peut plus rien faire , tente de le chasser. Lui veut continuer, c’est son Émilienne, la gosse crie, alerte son monde. Sa virilité défaille, il pleure, il veut continuer, il a payé, c’est Émilienne. Un type l’empoigne et le jette à la rue. Le cul à l’air, la tête dans la poussière, il ramasse ses effets qui se sont dispersés au sol.
La fille sans un regard pour lui a déjà un autre client. Il rentre au cantonnement hagard et tremblant.
Le lendemain est un autre jour. Ils doivent livrer un chargement au plus près des lignes. Ils partent de très bonne heure, la route est longue. Rapidement il fait chaud, très chaud, à l’horizon des fumées montent et voilent le soleil. La bouche devient pâteuse, l’air brûlant est acre, les soldats tentent par des gorgées répétées de pinard et d’eau d’adoucir ce supplice. Dans le ciel comme des oiseaux de proies, des biplans allemands dansent comme un balai de l’opéra. Ils montent, descendent et de si près, qu’on peut apercevoir le visage des pilotes. Avant de venir à la guerre, Alexandre n’avait jamais vu d’aéroplane. Cela le fascine, lui stupéfié de savoir qu’on peut être plus léger que l’air.
Un officier s’inquiète de leur présence, aucun de leur homologue français n’est dans les airs pour les chasser. Puis plus rien le ciel est de nouveau vierge, pas un nuage, plus d’oiseau, on entend au loin la canonnade. La montée est rude, les chevaux ont soif, au loin un village avec son clocher. L’aspirant décide qu’on s’y arrêtera pour se sustenter et s’occuper des bêtes. Mais en se rapprochant l’enfer se dessine, les maisons pleines de fumerolles finissent de brûler. De l’église il ne reste plus qu’un pan de clocher. Sur le coté une bombe à souffler un troupeau de vaches qui curieusement n’avait pas été évacuées, c’est une effroyable boucherie, une puanteur insupportable.
Pourtant il faut faire halte, une petite place reste au milieu des décombres assez dégagée, il y a comme une mare qui sert sans doute d’abreuvoir. Cela sera parfait. On s’approche, Alexandre l’aperçoit le premier. Le corps gonflé d’une jeune paysanne surnage entre des nénuphars, la chair marbrée de la jeune morte contraste et forme un tableau avec le jaune des fleurs. Claude Monet n’aurait pu faire mieux.
Alexandre aurait voulu se sauver, fuir au loin, jusqu’au Gué d’ Alleré peut être. Les ordres fusent, il faut sortir la femme de l’eau et l’enterrer. C’est Alexandre qui l’a vue en premier il est de la corvée. Il rentre jusqu’à mi corps dans l’eau et doucement amène la petite sur le bord. Elle n’est guère âgée, peut être la trentaine, aucune plaie, aucune blessure et pourtant. Alexandre croit voir Émilienne, oui c’est elle. Ses yeux fixent maintenant la toison noire qui ruisselle, oui c’est elle il reconnaîtrait cet endroit entre mille. Mais sa vue se voile c’est celle de la prostitué il ne sait plus.
Ils la portent jusqu’à un pré, personne ne bronche, une haie faisant hommage se forme. Alexandre sent les cheveux de l’inconnue qui lui filent sur les mains. Ils sont soyeux, comme ceux de sa femme, pourquoi,que faisait Émilienne ici. Elle était peut être partie avec un officier. Il veut maintenant courir, partir fuir et se réfugier au bois des lignes dans sa chère forêt de Benon.
Puis d’un seul coup le tonnerre s’abat sur eux, c’est assourdissant, il fait noir, de la fumée fait obstacle au soleil. Maintenant d’autres coups encore plus forts, des éclairs de feux, Alexandre réagit soudain ce sont des obus. Des cris retentissent, des appels au secours, les chevaux s’effraient et s’élancent comme fou. Les charrettes se renversent, leur contenu explose. Un déluge de viande, de sang, de boyaux, Alexandre mut par un instinct de bête se jette derrière un muret. Il ne sait si l’endroit est sûr mais il ne peut aller plus loin. Ses jambes ne le portent plus, il tremble de terreur. Toujours du bruit, encore des bombes, un copain est soufflé par un obus et se retrouve presque nu pantelant et déchiqueté sur lui. Il hurle de terreur, une peur inhumaine venue du fin fond de son esprit. Son cri à quelque chose d’inhumain, d’irréel, Alexandre est fou de terreur il veut se lever, courir, fuir cet endroit. Mais son corps n’obéit plus à aucun ordre, il gît comme un cheval aux pattes cassées et qui supplie qu’on l’achève.
Le bruit s’éloigne, un officier tente de rassembler ses hommes, des ordres, des cris, Alexandre ne bouge pas, sa vie est terminée, il vient de la laisser dans ce visage.
Il regarde le corps qui le recouvre, il est couvert de sang et de cervelle, il n’a pas mal ce n’est pas ses matières à lui.
Ils ne sont plus qu’une poignée, les autres gisent morts, mourants ou blessés. L’aspirant aperçoit Alexandre s’assure qu’il n’a rien et lui enjoint de venir aider. Mais il ne bouge pas, impuissant au monde qui l’entoure L’officier gueule, sort son arme pour se faire respecter. Alexandre le regarde impassible, les yeux morts.