Le rappel d’Edouard Tirant
Le printemps est bien là et l’activité dans les champs va se faire plus dense. Chacun à peur de la saison qui va venir. Le manque terrible et cruel de main d’œuvre va se faire sentir. Les femmes ne vont pas pouvoir suppléer à tout, elles se transforment en esclaves de la terre. Elles l’étaient déjà mais leur situation empire.
Certaines en profitent pour fuir la campagne et se faire embaucher dans des usines à la ville. Mais au Gué d’Alleré la plupart d’entre elles sont rivées à la glèbe familiale et bien peu d’entre elles songent à partir.
Mais les mauvaises nouvelles pleuvent comme à Gravelotte, des morts et encore des morts.
Pour peupler les tranchées, pour étoffer les régiments décimés par les saignées de 14, il faut de la chair et encore de la chair. La terre n’est pas rassasiée du sang de ses fils, encore et encore.
En avril 1915 on rappelle les classes plus anciennes.
Édouard tient sa feuille de route, il est effondré, sa femme, ses terres ou plutôt ses terres sa femme que vont t’ elles devenir.
Il pleure de rage , pour un peu il déserterait et partirait, avec sa besace et son fusil, attendre les gendarmes dans les marais.
Son départ comme ceux de tous les rappelés est lugubre, fini les flonflons, les fleurs et les embrassades frénétiques sur les quais de gare.
Il est sur la quai de gare du village, avec Loétitia. Hier soir ils ont fait mécaniquement l’amour, sans joie, sans entrain, un au revoir charnel où bien même un adieu.
Édouard se morfond, il a un mauvais pressentiment, en a fait part à sa femme. Mais elle ne croit pas à ce genre d’intuition et lui dit à bientôt mon grand couillon.
Il s’éloigne maintenant dans la fumée de la motrice, on entend encore le bruit qui fuit dans le lointain, puis le silence. Les oiseaux du marais et du ruisseau reprennent leur chant, le cantonnier reprend son balai et au loin on voit les jupons des femmes qui s’agitent dans les champs.
Edouart Tirant au front
Après maintes et maintes péripéties de voyage, trains ralentis, convois déviés, et longues marches, il arrive enfin au terme de son voyage.
Les soldats régulateurs dans les gares font un excellent travail et par miracle les hommes arrivent de leur campagne profonde pour retrouver leur régiment dans des campagnes non moins profondes que celles qu’ils ont quittées.
Édouard rejoint le 138ème régiment à Griscourt près de Toul. Ils sont au repos ainsi la transition est moins dure pour lui. Le repos ne signifiant pas de ne rien faire, les hommes travaillent dans les bois à la convection de rondins et de claies pour les tranchées. Il fait encore froid et l’humidité est encore très forte aux petites heures matinales.
Dès le 23 avril les compagnies sont réparties dans les tranchées de Fey en Haye.
Une dure réalité s’installe, il pleut et tous pataugent dans la gadoue. La nuit n’est pas réservée au sommeil, on consolide les positions. Édouard se transforme en une sorte de machine. Le jour les boches bombardent sans arrêt pas moyen de dormir dans les cagnas. Le bruit est terrible, tout tremble. Les gars de garde rentrent transis de froid, trempés comme des souches. C’est le tour d ‘Édouard, il est ivre de fatigue, ses pieds crottés pèsent des tonnes. Il tente de penser à Loetitia, à ses terre que bientôt un étranger devra moissonner à sa place. Au bout de quatre heures il rentre frissonnant et se couche dans sa bannette. Il a maintenant froid, son front est chaud, la sueur mouille son tricot de corps et son long caleçon.
Mais bientôt il faut recommencer, garde, travaux de nuit, jeux de cartes, repas amenés par la corvée de bouffe, puis on recommence.
Il est sûr, il a de la fièvre, il tousse.
On l’envoie voir le major. Après plusieurs heures d’attente, le médecin lui donne un sirop. Il a des consignes, pas de tire au flanc, à la tranchée, au combat à la mort.
Il fait toujours un temps détestable, Édouard tousse de plus en plus, il n’est plus que l’ombre de lui même. La fièvre embrase ses chairs.
Le 27 avril le régiment est relevé et part en réserve d’armée à Gondreville près de Toul.
Enfin du repos ou presque, nettoyage, exercices, menus travaux, mais du moins il n’y a plus de bombardement ;
Édouard pense se refaire une santé, d’ailleurs il se sent un peu mieux. Mais finalement il s’illusionne, une matinée d’exercice il est épuisé. On le renvoie à l’infirmerie, mais comme la première fois il est renvoyé. Le médecin n’est guère sympathique et lui dit que la toux n’empêche pas de combattre.
Il vient de recevoir une lettre de sa femme, cela le rassure un peu, elle lui dit qu’elle n’a plus ses menstrues et qu’elle est pleine d’espérance. Un petit héritier Tirant, il a hâte après toutes ces années d’attente.
Le 3 mai, ils sont passés en revue par un général de corps d’armée, ils attendent des heures et des heures. Debout, sans boire, sans manger, certains s’écroulent, Édouard tient car le corps médical le tient à l’œil. Pour peu il passerait pour un tire au cul.
Le 6 mai le régiment change de cantonnement et se rend en automobile à Commercy, pour la plupart c’est leur premier voyage en véhicule à moteur.
Nouvelles corvées de bois, gabions, fascines, claies, on se croit au temps de Napoléon .
Puis de nouveaux exercices, c’est pour l’hygiène et la discipline. Pour cette dernière parlons en, les soldats sont plein de poux, et certains ont même des morpions.
Édouard habitué à faire ses besoins au grand air a du mal à s’accommoder des feuillés,chier en société fut-elle de qualité ne le satisfait que moyennement.
Il tousse encore, cela lui fait mal, il crache même du sang. Ce n’est rien, et encore rien. Une langueur lui vient, les journées sont dures pour lui. Les copains essayent de faire sa part de corvée pour qu’il se repose mais tout est vain, Édouard se délite.
Il vient de recevoir une courte carte avec la photo de Loétitia, qu’elle est belle et sérieuse, droite, la main posée sur une sellette dans sa plus belle robe. Elle n’est finalement pas enceinte, fausse alerte, espoir encore une foi disparu.
Le 11 mai le régiment renoue avec les tranchées de première ligne, et cela recommence, garde, froid, pluie. Vraiment une région pourrie, au Gué d’Alleré le froment doit être déjà bien levé. Il espère que Loetitia s’occupe bien des bêtes, cela n’a jamais été son fort les animaux.
Un soir il s’endort à son poste de veille, un lieutenant le surprend, cela peut le conduire au conseil de guerre. Mais devant son état, l’officier a pitié et ne dit rien.
Les nuits des 12 et 13 mai sont ponctuées de fusillades, il n’y a pas de perte mais le sommeil s’en ressent, des êtres sans vie peuplent les tranchées, tout se fait par habitude. Les périodes de repos ne sont pas suffisantes au bout de deux jours tous sont de nouveau exsangues.
Édouard cauchemarde, il se bat contre des ombres, délire de fièvre, tousse. Enfin un officier prend conscience qu’il ne peut rester, il fait un mot pour le major. Hélas celui ci est relevé et part sur l’arrière avec le mot dans sa poche. Le nouveau veut voir et reporte sans cesse son renvoi. Se lever, se traîner, se soutenir, il ne mange plus guère. Les copains se partagent sa gamelle avec plaisir. Curieusement les cigarettes adoucissent sa toux. Encore des travaux, encore des fusillades et de la canonnade, les journées font des années. Jamais ils ne sortiront d’ici.
Il pleut toujours, comme un mois de novembre. Il va se passer quelques choses, les Allemand intensifient leurs tirs.
Le 23 mai nouvelle relève, le temps vire au beau, du froid on passe à une chaleur épouvantable, de la terre naît une vapeur qui monte comme un fort brouillard.
Le 138ème s’installe encore, on dirait que le temps passe à s’installer.