LE ROMAN DES MORTS, Épisode 21, les croix de bois d’Alexandre

Alexandre Drouillon et les croix de bois

Alexandre le cul dans l’herbe, appuyé le long de la roue de la voiture, fume sa énième cigarette. Cela l’apaise, le tranquillise, il est fatigué de tout cela. Ses nuits sont peuplées de cauchemars. La nuit dernière encore, il a senti la main de ce pauvre type qui les tripes à l’air agonisait dans sa carriole. D’un regard suppliant il lui tendait une lettre chiffonnée, griffonnée à la hâte et maculée de sang. Il lui confiait la dernière missive qu’il avait reçue avant de recevoir ce funeste éclat d’obus qui lui avait ouvert le ventre. Maintenant cette lettre il l’avait dans sa poche au niveau de son cœur. Le sang avait séché mais il savait qu’il avait été la dernière vision du pauvre gars et il ne pouvait s’empêcher d’y penser.

Puis pour faire pendant à cette vision il y a l’odeur de mort qu’il sent maintenant partout, celle des chevaux gonflés les pattes en l’air, celle des copains qui semblent bouger sous l’effet des asticots qui s’en repaissent.Il y a aussi la flagrance piquante du gaz moutarde puis la fumée des charpentes calcinées. Alexandre tire sur sa clope et voit en rêve des enfants, qui il y a peu jouaient dans ces jardins ravagés, il voit dans les maison ouvertes béantes des couples qui font l’amour, il voit des vieux cassant des noix et lisant journaux à la chaleur de leur cheminée. Oui il voit tout cela.

Ses cauchemars ne sont pas que nocturne, ici maintenant alors que d’autres font abstraction et jouent à la manille ou lisent une lettre de leurs parents; lui, il entend le vol noir des corbeaux sur la plaine qui s’abattent sur les viandes pourrissantes des soldats morts des deux folles armées. Il croit entendre les coups de bec de ces fossoyeurs noirs qui font éclater les yeux sans vie des morts sans sépulture.

Oui il les a vus, ces fous d’oiseaux que rien n’arrêtent et qui chassés sans cesse reviennent et reviennent encore. Ces voleurs de chair vous disputent vos troupes aussi sûrement que la garde du Kronprinz.

Mais ce qui hante le plus Alexandre ce sont les croix qui surgissent partout dans le paysage aussi sûrement que des champignons après une pluie d’automne ensoleillé.

Toutes identiques, il en frémit, toutes pareilles vous dis-je, fichées sur un monticule de terre, terrifiantes et dérisoires. Alexandre à tous moments s’attend à ce que la terre s’ouvre, qu’un livide cadavre prenne ce dérisoire repère et le brandisse. Ces croix de bois qui avancent, il en crève.

Un coup de pied dans ses godillots le tire de sa torpeur, ils doivent aller à l’arrière chercher leur lot de mort. Les troupes de l’avant vont en manquer. En avant et encore une fois le convoi s’ébranle, les chevaux pour l’instant semblent tranquilles mais lorsque viendra le moment où ils rejoindront les lignes eux aussi sentiront la mort et leur destin leur échapper.

Depuis le mois d’août il en a fait du chemin, plus qu’il n’en a jamais fait. La Belgique, la retraite sur la Marne, l’ avancée sur l’Aisne et la course à la mer.

Il en faut des kilomètres de convois pour nourrir les troupes, nourrir les canons, nourrir les hôpitaux mais aussi les cimetières . C’est harassant, il n’est plus le forain du Gué d’Alleré mais plutôt un romanichel qui erre d’un bivouac à un autre. Alexandre finalement ne se plaint pas, il en a de la chance, il ne sort pas au coup de sifflet de ces maudites tranchées. Il ne doit pas baïonnette au fusil se jeter sur des mitrailleuses. Il ne doit pas attendre des heures sous des bombardements incessants. Il ne doit pas non plus dormir dans la boue fangeuse des vallées crayeuses de Champagne. Il ne doit pas craindre les tireurs isolés qui jusqu’aux feuillées vous foudroient.

Non, lui il chemine caressant l’encolure de son complice, mais il se retourne et voit encore et encore ces foutues tombes et ces maudites croix de bois.

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