La rentrée des classes 1914
Mais il faut bien que la vie continue, la jeunesse doit être instruite. Martial Billeaud dans sa blouse grise attend que tous s’alignent devant lui. Il les aime bien ces têtes à poux, c’est son sacerdoce à lui et il se délecte de chaque rentrée. Il en connaît la plupart, la commune est petite et c’est une classe unique. Certains, les meilleurs vont être poussés vers le certificat d’étude et les autres iront rejoindre les fermes ou les ateliers de leurs parents. Les plus petits, ceux pour qui c’est la première rentrée hésitent, sont encore timides. L’un d’entre eux à la morve au nez et les sabots crottés. Les parents ont fait choix de la tonte, on dirait un bagnard. Cela fait rire Martial, il en a tant vu déjà.
Il a reçu des consignes de l’académie, il faut développer l’esprit civique des enfants , pour en faire de futurs soldats. Ils doivent devenir de parfaits patriotes et on doit leur inculquer l’esprit de revanche ainsi que le retour de l’Alsace et la Lorraine dans le giron national. Martial va suivre les consignes, il n’est pas de ceux pacifistes qui tenteront de saboter les instructions du ministère.
Déjà trône sur son bureau le nouveau livre de lecture qu’il va distribuer aux plus grands, » Le tour de France par deux enfants devoir et patrie » Mais des têtes pleines ne seraient rien sans les exercices du corps. Il ira donc sur le terrain derrière l’église pour les entraîner comme de vrais petits militaires.
Du coté de l’école des filles la maîtresse Léonie Lacour d’un regard bienveillant embrasse l’ensemble de sa classe. Ce n’est pas une débutante, elle enseigne depuis plus de 25 ans, mais elle ne se lasse pas de tenter de faire sortir de leur condition toutes ces gamines. Au fond d’elle même elle aimerait qu’elles s’émancipe de la tutelle de leur père, de leur futur mari et des hommes en général. Cela passe par l’instruction, cette rentrée est un peu particulière , leur père, leurs frères sont au loin. L’école doit les réconforter mais aussi les dresser à devenir les compagnes de ceux qui partent à la reconquête du pays. En plus des matières générales elles feront du tricot et de la couture pour envoyer quelques douceurs aux soldats du front.
Léonie constate encore cette année que les parents des filles du Gué d’Alleré ont préféré l’école privée de mademoiselle Bouquet.
Cette tendance à vouloir éduquer ses filles dans une école catholique étonne un peu Léonie, mais enfin, elle fera avec ceux qu’elle aura.
Face à l’ancienne place du château, dans un fond de cour se dresse le bâtiment de l’école privée, Mademoiselle Philomène Bouquet avec ses deux aides Joséphine Amagnieux et Marie Vacher président à l’accueil .
L’enseignement sera le même qu’à la laïque mais le drapeau français sera remplacé par un crucifix et l’on y jettera les bases et les fondements de la catholicité.
La messe du curé Niox
En ce jour de célébration des morts, la foule des grands événements se presse dans la petite église Saint André du Gué d’Alleré.
Le curé Niox a revêtu sa chasuble noire, il a cinquante cinq ans et tient la cure depuis 1906 date à laquelle il a remplacé le père Cherpentier.
C’est un érudit passionné d’histoire locale et il s’efforce de reconstituer le passé du village. Il se dresse devant l’autel, solennel comme il sait l’être. L’église a été préparée par sa servante Marie Rousseau , une native du Gué qui lui est dévouée de toute son âme. Quelques fleurs, propres à apaiser les tourments, une propreté d’hôpital et le soleil qui perce à travers les vitraux.
Le maire monsieur Gougaud a mis ses plus beaux habits, il semble vieilli, tassé sur lui même, comme enveloppé par des événements qui le submergent.
Sa femme Berthe Petit pérore et toise son monde, la situation de son mari la rend fière et hautaine. Elle est bien au dessus de tous ces pécores fussent-ils en deuil d’un enfant.
Des enfants, seule Lucie est présente, Denise est malade et reste alitée.
Tout le conseil est présent, même ceux dont la religiosité a vacillé depuis longtemps.
On a placé devant monsieur et madame Boutin. Elle, n’est plus qu’une caricature de ce qu’elle a été autrefois. Elle est morte, tuée par la mort de son fils. Elle est incapable de répondre au salut, ne voit personne. Marie Vicenté avance à petits pas sur les dalles froides du saint lieu. Elle vit sa propre mort, cette cérémonie en attendant le rapatriement du corps de son fils est déjà presque un enterrement.
Lui est perdu, égaré parmi ceux qui lui témoignent de l’amitié, il n’a pas l’habitude d’être sur le devant de la scène. La dernière fois qu’il a eu l’honneur d’être dans la première rangée de l’église, c’était à l’enterrement de son premier fils. Il soutient sa femme mais préférerait être dans son champs, loin des regards pleins de compassion.
Niox n’en revient pas, seul manque peut être les cafetiers qui préparent leur estaminet pour la sortie de la messe .
Sa voix haute s’élève, la messe est belle, empreinte de solennité, la presse de la foule réchauffe peu à peu le glacial édifice à la froidure du début monte une douce chaleur.
A la fin le curé prend dans ses mains celle de Marie Vicenté, il lui transmet son courage et l’invite à vivre dans la foi de Dieu.
A la sortie les hommes se rassemblent dans les cafés alors que les femmes s’attardent sur la place de l’église.
Tous commentent l’arrêt des Allemands sur la Marne, leur recul et l’enlisement du conflit sur le front de l’Aisne. Les hommes ne rentreront pas de sitôt et les labours devront se faire sans eux.