LE ROMAN DES MORTS, Épisode 15, la mauvaise annonce

Le Gué d’Alleré 31 août 1914

Denise soudain se réveille, elle a froid, malgré la précoce chaleur, son drap jonche le sol. Elle est trempée d’une mauvaise sueur. Elle se lève et se dirige comme une folle en direction du cabinet d’aisance. Pieds nus, comme une damnée elle court, elle ne s’aperçoit pas qu’une bretelle de sa chemise de nuit a glissé et qu’un de ses seins est impudiquement sorti. Elle croise son père mais ne le voit pas, ne répondant à aucun appel elle dévale l’escalier. Arrivée dans les lieux elle perçoit que ce n’est pas une envie pressante qui la fait se lever précipitamment. C’est une peur, une angoisse un mauvais pressentiment.

Marie, normalement a le réveil guilleret. Chaque matin depuis le départ de son amoureux , elle est prise d’une sorte de fièvre féminine, elle a chaud et des visions animales lui traversent l’esprit. Elle ne sait à qui s’ouvrir de telles choses. Sa patronne et les deux demoiselles la regarderaient avec suspicion et se moqueraient. Une bonne n’a pas d’état d’âme. Peut-être Julie la métayère du château, enfin elle verrait.

Mais ce matin un mauvais vent la chagrine, à peine perceptible, un souffle léger comme un râle qui la traverserait.

Le soleil qui déjà frappait sur les vitres se voile, disparaît, elle se lève regarde par la fenêtre, il n’y a aucun nuage. Un frisson de terreur la pénètre comme lorsqu’un soir au cimetière elle avait cru voir une ombre.

Sa gorge est sèche il faut qu’elle descende à l’office pour boire et enfin chasser son esprit des vilaines choses qui la terrassent.

En bas elle croise Denise, à moitié nue et qui pleure doucement en croyant que personne ne la voit.

Marie se garde de la consoler, la bonniche qui n’a pas le droit à la nouvelle installation sanitaire s’en va à la cabane au fond du jardin.

Elle y pénètre et lève sa robe s’assoie sur le trou de droite, on lui a toujours dit que celui de gauche était destiné au cul des maîtres. Elle n’a jamais pu vérifier mais par défiance ne déroge pas à la règle.

Au retour son angoisse est passée et Denise est remontée s’habiller, la journée peut commencer.

Chez les Boutin, Marie Vicenté n’est pas levée, Émile dort innocemment à ses cotés. Elle s’est doucement tournée de coté pour ne pas le réveiller. Elle pleure, des grosses larmes mouillent le polochon, sa poitrine lui fait mal, elle respire difficilement.

Son intuition de mère lui fait deviner l’inimaginable, l’impensable. Marcel est mort, il n’est plus. Elle l’a ressenti à l’instant même de son départ, c’est sûr, il git quelque part, il a besoin d’aide, il appelle au secours, elle voit sa main se tendre. Mais qu’y faire, il est loin, trop loin, c’est trop tard.

Pour ne pas alerter son mari elle se lève et vaque à ses occupations, de toutes façons elle sait, alors à quoi bon.

Émile se lève enfin, il voit bien que sa femme est un peu pâle et a les traits tirés, mais à quoi bon il commence à s’y faire, elle est comme cela depuis le départ de Marcel. Dimanche dernier, plein de bonnes intentions il a même voulu lui faire l’amour. Elle n’a jamais voulu, se refusant comme lors du décès de leur premier enfant.

Il ne lui en veut pas, il part au champs, le travail ne manque pas, bientôt les vendanges.

Camille Gougaud est ce matin à son bureau, il en ouvre la fenêtre, les odeurs coutumières, qu’il affectionne, lui chantent la chanson de la vie. A voir ce paysage et à humer ces flagrances on pourrait se croire en paix.

La fumière de sa métairie qu’il aperçoit, les prés à l’herbe grasse et odorante, les feuillages des chênes qui bornent le ruisseau de l’Abbaye le comblent de plaisir.

Il s’en vient même à imaginer qu’autrefois à l’emplacement de son jardin un château s’élevait, demeure des seigneurs du Gué. Détruit depuis longtemps il entretient son imaginaire, il se serait bien vu en seigneur tutélaire veillant sur ses gens.

Mais se ressaisissant, il se dit qu’en exerçant la fonction de maire, il est un peu le maître des lieux. D’ailleurs sa fortune personnelle le place un peu au dessus du commun, ces cultivateurs qui se targuent d’être propriétaires mais qui ne possèdent que si peu de terre. Ces vignerons qui peinent à remplir quelques futailles ne sont rien par rapport au volume de ses transactions d’alcool et d’eau de vie.

Comme tous les matins il se remet à son vaste bureau, le préférant à celui de la mairie où il sait qu’il sera dérangé à tout moment.

Pour l’instant il n’a comme souci que la livraison des bêtes réquisitionnées à la gare d’Aigrefeuille, ceux qui les ont fournis et malgré le dédommagement crient à l’injustice et à la misère.

Sous peu cela ne sera que le cadet de ses ennuis, il le pressent, le subodore et s’en afflige.

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