UNE ANNÉE DE LA VIE D’UNE FEMME, SEMAINE 39, Un cruel manque

Le lendemain je lui portais une besace de nourriture et quelques sous que j’avais cachés pour des jours sombres. J’avais le sentiment de perdre un proche, pire qu’un décès, car nos morts nous savions où les trouver et nous pouvions à moindre frais leur faire un petit bonjour au hasard d’une balade au cimetière. Mais là les vicissitudes d’une vie d’aventurier de sac et de corde engendraient chez moi une peur viscérale. On s’embrassa rapidement, ne pas traîner, ne pas attirer l’attention.

Je le vis partir sur ce chemin blanc, s’éloignant peu à peu. Il ne se retourna pas. Il ne fut bientôt qu’un point sur l’infini.

J’allais devoir vivre avec notre secret, reverrai-je un jour mon petit frère?

Alors que se préparaient activement les vendanges, je posais toujours la même question lancinante et qui me gâchait les derniers beaux jours de la saison. Quand les aurais-je, ces foutues menstrues? J’en pleurais de rage et mangeait mon poing.

N’allez pas croire d’ailleurs que je ne voulais pas d’autres enfants, non j ‘étais faite pour cela et j’aimais m’occuper des petits. C’était de toutes façons notre destin, nous ne pouvions y échapper. Non c’était plutôt, voyez vous l’incertitude de savoir à qui appartenait la graine qui germait peut-être en moi. Je savais qu’il serait de toutes façons à Stanislas, mais toute ma vie il faudrait que je regarde cet enfant comme un autre Aimé. C’était insoutenable et rejaillissait sur mon humeur. J’étais exécrable, ma petite sœur se prenait des claques, j’houspillais la petite Marie quand elle hurlait. Je tournais résolument le dos à mon mari dans notre couche et je manquais de respect à mon père.

J’eus la bonne surprise de voir dans la cour le valet , un peu chancelant certes, un peu cabossé et gonflé mais travaillant.

De fait mon père était allé le trouver et lui avait dit je ne te paye pas à rien faire, si tu veux rester tu restes mais tu te lèves et tu travailles. Le gosse ne sachant où aller n’eut d’autres choix que de se traîner dans la cour où il eut comme tâche de tailler des poteaux pour réparer une clôture.

Je le voyais le malheureux souffrir en lançant sa hachette sur la dure écorce rétive d’un pieu de châtaigner. Il était have, blanc comme un cadavre, courbant l’échine devant la douleur, il en suffoquait, l’on sentait que son malheur était incommensurable.

Je m’approchais doucement rejoignant ma petite sœur qui le voyant à la peine lui avait donné une pomme. Il me sourit, et se reposant un instant me remercia de mon aide. Compte tenu de nos relations le fait de l’avoir soigné et nourri n’était pas grand chose. Moi je lui étais redevable d’avoir compris ma féminité ce qui pour une inculte femme de la terre était assez remarquable.

Je lui demandais si il allait rester, il me répondit que pour l’instant la place lui convenait. Que le patron était un peu rude mais que sa fille compensait bien ces quelques horions et tracas. Je rougis jusqu’à la racine des cheveux.

Je continuais mon travail en allant voir Napoléon, je lui parlais de tout et de rien en le nourrissant. Avait-il ce bel animal la prescience de sa fin prochaine. De ses yeux expressifs rien ne transparut et ses grognements ne furent pour moi que paroles difficilement traductibles.

Le soir autour de la table alors que nous étions réunis, le père nous déclara qu’il avait abandonné les recherches de son fils et que désormais il ne fallait plus lui parler de cela.

D’une voix grave, je l’entendis dire qu’il n’avait plus qu’un fils et que le deuxième était mort. Je me permis de l’interrompre ce qui était assez rare tant je redoutais son autorité.

Mais enfin lui dis-je, qui l’a vu, qui sait quoi, des ragots restent des ragots. Peut-être n’a t-il rien à se reprocher?

Je déclenchais une tempête, et en mots grossiers, orduriers, il décrivit ce qu’il pensait être la réalité. Il dégueula sa bile, son fiel, que j’en avais honte. Je sortis en courant de la maison et je me mis à pleurer.

Longtemps je restais au pied de la treille, attendant sans doute que papa ne vienne s’excuser, ne vienne démentir et récuser la vérité qu’il croyait connaître. Mais rien et encore rien, la nuit tomba tout doucement , la fraîcheur aussi d’ailleurs, je frissonnais mais je me refusais à rentrer. Les étoiles dansèrent dans l’immensité lactée, une belle nuit éclairée s’offrait à mon regard. Au loin j’entendis les cercles de fer d’une charrette sur le sol caillouteux, sûrement un charretier en retard qui s’empressait de regagner son gîte d’étape. Mes sens en alerte perçurent les cris des loups, sans que je devine dans quels halliers ils avaient fait leur tanière. Assurément un mâle signifiant aux femelles l’importance de sa force. Je me sentais divaguer, ouvert au moindre murmure, au moindre mouvement de feuille. Le malheur exacerbait mon ressenti et mes sens. Un chat vint se frotter à mes jambes, reniflant, levant la queue et semblant me dire que fais tu là. Oui que faisais-je là à me morfondre alors que sous mon toit les êtres que j’aimais, dormaient sans se soucier le moins du monde de mon petit frère qu’ils avaient sur instruction rayé de leur mémoire.

Lorsque je me glissais dans mon lit, Stanislas bougea à peine, à quoi rêvait-il, à mon corps , à celui de Céleste, à celui de Victoire ou bien au vin clairet qu’il allait bientôt tirer des vignes de mon père.

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