UNE ANNÉE DE LA VIE D’UNE FEMME, SEMAINE 31, le repas de la gerbaude

Nous avions le cœur serré tous les ans en la voyant cette ultime rentrée. Le père avait confectionné une croix avec la dernière gerbe et l’avait fichée tout en haut. Stanislas avait décoré les bœufs en glissant dans le joug des fleurs, des rameaux et des épis. L’ensemble avait fière allure. On eut-dit un défilé de carnaval, les hommes étaient fiers d’avoir produit ce beau blé de froment.

C’était un peu comme des hommes au bras de leur jeune épouse le jour de la noce, un sentiment de joie, de fierté.

Tous étaient bien joyeux et chantaient à tue tête, cela promettait pour le reste de la journée. Ils leur restaient tout de même à rentrer les gerbes dans la grange.

Les hommes en attendant de se mettre à table percèrent un petit fût, ce fut à moi à toi. Notre maître nous faisait l’honneur de participer à notre repas et il faut le dire de participer à la dépense. Beaucoup des mets que nous allions manger,venaient des cuisines du château. Comme Monsieur ne pouvait participer à toutes les gerbaudes; il déléguait son régisseur pour d’autres festivités.

Nous étions honorés certes mais les hommes n’auraient de cesse qu’il s’en aille pour se libérer en une bacchanale infernale.

Jacques Caillaud en métayer de la Vélisière était à la droite du maître, un petit enfant faisant catéchisme chez le curé n’aurait pas été plus sage, mon père à sa gauche ne faisait pas le malin. Ensuite les hommes se rangèrent par ordre d’importance, Stanislas se rangea lui avec les journaliers. Il ne voulait pas attirer l’attention sur lui car le propriétaire savait pertinemment qu’il était sur la liste des engrosseurs potentiels de sa bonne.

Potage, poissons, rôtis, volaille, le tout agrémenté de vin et d’eau de vie. Nous les femmes nous n’arrêtions pas, une cruche était vide il nous fallait la remplir. Une assiette terminée et c’était un concert de couteaux frappés sur les verres. A ce rythme là j’aurais les jambes qui bientôt me passeraient par dessus les épaules. Nous avions engagé un violoneux, un peu comme une noce. C’était les épousailles de l’homme avec la nature, une communion parfaite entre lui et l’élément nourricier.

Les hommes étaient maintenant très gais et monsieur Juchereau jugea que pour sa réputation il devait se retirer. Ce fut le signal des premières danses, nous autres évidemment on fut sollicités. Entre deux rondes je continuais le service. Mon Dieu où ces diables d’hommes mettaient-ils toute cette nourriture.

Nous étions assez nombreux car les voisins et amis s’étaient joints à nous, il en était ainsi par chez nous.

Cette fête était une délivrance, le plus dur de l’année était fait. Mais la dureté du travail de la moisson allait se poursuivre dans le battage des grains et là aussi croyez moi nos hommes travaillaient jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’abrutissement.

Nous en étions au fromage, les hommes se taillaient de fortes tranches de pain large comme deux fois ma main, des vrais gloutons. Derrière la haie ce n’était que défilé de pisseurs avec à chaque fois un commentaire salace à notre destination. La joie éclatait sur tous les visages. tourne et tourne encore, Stanislas était infatigable, il me serrait de très près. L’alcool, la liesse exacerbaient ses sens, il voulait à tout prix m’entraîner dans un quelconque recoin isolé. J’avoue franchement que j’étais prête à le faire, un brin de folie enchaînait tout le monde. Je vis même la prude Louise revenir de la grange avec de la paille sur le bonnet et sa robe froissée. Jacques Caillaud, plus gaillard, plus grande gueule reboutonnait son pantalon devant la table hilare. La pauvre Louise était rouge de confusion.

Avec mon mari on se fit plus discrets, il me prit la main et m’entraîna au loin. La marche le dégrisa un peu, on entendait au loin le sanglot long du violon. Il se fit animal, farouche, brute.

Mais j’étais prête à recevoir son amour, comme une offrande, comme un cadeau, comme un don.

Intensité, brièveté il me vola un plaisir fulgurent, c’était cela Stanislas, un mélange de violence, de méchanceté, de brutalité mâle mais  aussi d’amour.

Il nous fallut renter à la Vélisière, mon père dormait sur sa chaise. Louise m’attendait pour couper les parts du gâteau à la cerise que nous avions fait cuire dans l’après midi.

Tout le monde s’en délecta puis subitement comme si une chape de plomb s’était abattue sur les convives, la fête diminua d’intensité. La fatigue des jours passés avait raison des plus turbulents. Nous les femmes on rangea doucement, alors que les hommes en un ultime sursaut commençaient une partie de palets.

On se quitta tous enfin pour aller rejoindre nos demeures, l’appel du sommeil fut prompt , écrasés de fatigue, de nourriture, de danse, de violon et d’amour je m’endormis sans que ma pensée ne divague.

Pas une minute de la soirée je n’avais pensé à Aimé, qui pourtant de ses yeux languissant appelaient mon regard.

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