Les filles par décence ne font pas comme nous, mais elles nous observent en ricanant depuis les berges. Nous on aurait bien aimé qu’elles participent à ces ablutions enfantines mais que voulez vous l’égalité n’est pas de mise en ces circonstances.
Le pays est assez vallonné, bois, bosquets, vergers, il y a de l’eau partout, car en plus du ru des étangs il y a celui de la Fontaine aux Dames et celui d’Avalleau.
Un vaste terrain de jeux et d’explorations, mais qu’on ne s’y trompe pas en dehors de cela tous les enfants travaillent d’une façon ou d’une autre, le maitre d’école Louis Forget a souvent des bancs de libres dans sa classe.
L’endroit où nous habitons s’appelle le Rousset, il y a un lavoir et Maman s’y abime les mains et le dos des heures durant, mon petit frère gambade autour en faisant les pires bêtises et ma sœur Marie Victoire n’est pas en reste sur ce chapitre.
Moi et mon frère on est les hommes de la maison, mon ainé veut parler en maitre. Il m’exaspère et nous en venons souvent aux mains, il est plus vieux mais ma robustesse viendra rapidement à bout de lui.
Tout le monde se connait et l’on est souvent employés sur recommandation, moi c’est Nicolas Deshumeur, le mari d’une cousine à Maman qui m’a introduit à la ferme qu’on appelle la Grosse Maison, c’est paraît-il un ancien château, moi cet endroit m’impressionne, les murs sont hauts, la cour est vaste et la maison principale est immense. Je vais devenir berger, c’est mon vœux le plus cher. Le patron c’est Antoine Fortin, enfin la ferme n’est pas à lui évidemment, mais il la dirige d’une main de fer.
Tout de suite on me met en contact avec le berger principal, il se nomme François Noé, il me fait un peu peur, petit, ridé, les cheveux longs et sales, un nez crochu, un œil qui tourne, vêtu d’une veste en peau de mouton, il pourrait se confondre avec les membres du troupeau.
Au premier abord quelle frustration, muet, mal aimable, il me semble qu’il pense que je vais lui prendre son travail.
Au fait, avant de poursuivre mon histoire, je me nomme Nicolas André Perrin, c’est un diminutif de Pierre, mes ancêtres viennent du village de La Trétoire. Je ne sais si tous les Perrin qui vivent au bord du petit Morin et du grand Morin sont cousins mais nous sommes forts nombreux à porter le même nom.
Du coté de Maman on s’appelle Cré, là aussi beaucoup de cousins sur les rives du petit Morin, rien que dans le village on se mélange un peu avec ce patronyme.
Cela à l’avantage de nous faire inviter aux noces et aux baptêmes.
Appuyé sur mon bâton pastoral, j’observe la vue qui s’offre à moi, le terrain ondule, change de couleurs, parfois j’ai l’impression que tout est plat et d’autres fois que des montagnes s’élèvent. Tout est question de regard et d’interprétation mais aussi de soleil. La variation de rayonnement de ses flèches nous fait voyager et changer de pays, que j’aime ce travail. D’ailleurs pour moi ce n’en est pas un, je ne m’échine pas sur une charrue, je ne me crève pas au battage, je suis un contemplatif. Mais n’allez tout de même pas croire que tout est facile, un troupeau ne se conduit guère facilement, regardez le curé comme il a du mal à garder ses ouailles.
Je pars souvent sur des pacages au nord du village, au loin parfois j’aperçois le serpent de la rivière Marne.
En ce moment il y a tout un tas de bruits qui circule, les finances du royaume vont mal, pourtant avec tout ce que l’on nous prend, je trouve cela étonnant.
Au village il y a plein d’avis, autant d’avis que d’habitants je crois. Mais celle qui fait l’unanimité contre elle c’est la reine, une étrangère, une autrichienne qui mène le roi par le bout de son gros nez.
Au lavoir les femmes se moquent du Louis le seizième, comment régner sur un pays alors qu’on ne porte pas la culotte chez soi.
D’autres encore mieux renseigner, disent que cette foutue reine a couché avec un cardinal. Il n’en est sûrement rien mais tout le monde rigole d’imaginer la reine le cul en l’air et sa robe à froufrou sur la tête besogner par le Rohan qui lui, a remonté sa soutane rouge.
Que va-t-il se passer? Le roi va convoquer ses notables, Pierre Louveau le charron du Montcel dit qu’il va réunir une assemblée de riches pour savoir comment tondre les pauvres. Le problème, il me semble c’est que nous autres on a déjà plus de laine sur le dos.
Réunis au début 1787 cette assemblée rejette finalement les mesures que veut prendre le gros bourbon et son ministre Calonne. Tout le monde hurle et tout le monde s’indigne, il faut réunir des états généraux. Moi comme les autres culs terreux on ne sait pas ce que sont ces états, mais enfin il nous semble que cela sera une bonne chose.
On en parle partout et moi le petit berger j’ai la langue bien pendue, je répète ce que j’entends, je colporte, j’amplifie. Ma voix est forte, grave, mélodieuse, je m’aperçois que je peux captiver rien que par mon discours.
Quand je répands une nouvelle, les habitants du village cessent leur labeur et boivent mes paroles.
Les femmes surtout sont réceptives à ma mélopée, j’ai l’impression qu’elles se pâment, un jour il faudra que je profite de la confusion que je procure.
En attendant les état généraux sont actés, mais un problème majeur se fait jour, doit on doubler la présence du tiers état, voter par ordre ou par tête. Comme on peut s’en douter, les notables refusent toutes concessions au peuple. Mais la cour devant le grondement et le mécontentement cède, le tiers états c’est à dire ceux qui ne portent pas soutane et bas de soie seront en nombre égal aux deux ordres privilégiés.
De savoir cela, bien qu’on y comprenait pas grand chose nous autres, nous porte à la joie. A la sortie de la messe l’autre jour on a même dansé. Le cure Bost était horrifié de pareille insolence mais en foule on s’enhardit. Certes le soir dans les foyers quelques torgnoles ont volé et les ceintures des pères sont tombées sur le dos des danseurs provocateurs de l’ordre établi. Mais enfin chacun pardonne à la jeunesse et réalise que cette rébellion timide est aussi la leur.
Pour choisir nos députés on va voter par baillage, moi évidemment je ne vote pas car je n’ai pas 25 ans et de toutes façons je ne suis pas inscrit au rôle des impositions. Les femmes ne sont pas conviées , elles ne sont que des enfants aux yeux des hommes
Nous a Hondevilliers on dépend de la généralité de Paris et du baillage de Meaux . Un négociant de Coulommiers Monsieur Désescoutes et Guillaume Houdet le lieutenant Général criminal du baillage de Meaux nous représenterons.. Ils ne sont pas des gens du peuple et moi je suis un peu déçu. Les états se réuniront le 5 mai 1789. En attendant il faut continuer de garder les moutons, je ne suis qu’un enfant analphabète qui n’est pas sensé s’occuper de la chose publique, mais voyez vous j’adore me mêler de ce qui ne me regarde pas.