L’hiver passa je pus me reposer un peu car au temps froid il y avait moins de travail pour les journalières. Cela posait problème car voyez vous même les pauvres mangent l’hiver, de plus nous devions trouver du bois, Charles faisait des coupes et se tuait en plus de son labeur pour pouvoir nous ramener quelques fagots. Les vieux disaient qu’autrefois on pouvait facilement se servir dans les forêts, maintenant les propriétaires à l’aide de gardes vous en chassaient et les procès étaient légion.
On l’appela Blanche notre petite, cela lui allait parfaitement, blonde comme les blés, des yeux d’un bleu d’azur et un teint d’une blancheur diaphane. Minuscule, pesant guère plus que quelques plumes, elle semblait bien désarmée pour affronter la vie rugueuse d’une jeune paysanne.
Mon beau frère Prosper à cette époque devint vigneron et à force d’économie acheta même quelques arpents, il en était fier pour sur de sa piquette et lorsqu’on se retrouva tous la première fois pour vendanger, les frères Trameau arboraient un franc sourire et une légitime satisfaction.
Cela se révéla une bien mauvaise affaire et une rude idiotie, le Prosper s’était fait promptement rouler, en effet il put acquérir cette petite parcelle car les prix avaient fort chuté depuis qu’une petite bestiole ravageait les vignobles.
De fait l’année suivante la vigne au Prosper était ravagée, il aurait fallu investir après arrachage dans des nouveaux pieds greffés qui eux aussi comme le phylloxéra venaient des Amériques, mais la piquette Seine et Marnaise ne valait pas la peine d’un tel investissement. Le vignoble disparut peu à peu, mon beau frère désespéré se serait bien vu finir sa vie au bout d’une branche, heureusement Élisabeth veillait et elle sut conjurer cette mauvaise passe.
D’ailleurs c’est de son foyer que vint un peu de joie, car ils marièrent leur première fille Eugénie, cela faisait longtemps que nous n’avions participé à une noce et ma foi un peu d’ivresse et de bonheur ne faisait pas de mal en notre univers morose.
Cette période fut pour moi assez terne mais ma vie en général n’était guère colorée, je sentais moi qui avait toujours été regardée que les hommes ne se retournaient plus quand je passais, j’en formais un genre de dépit.
Mais je me promettais de remédier à cela d’une façon ou d’une autre. Je crus même discerner un changement dans l’attitude de mon mari. Beaucoup moins assidu qu’il était le Charles, je me posais même la question de savoir si il avait trouvé une gueuse. A chaque fois que monsieur me dédaignait je me faisait un malin plaisir de le titiller pour voir si ma foi sa vitalité il la gardait pour moi.
Finalement rien d’anormal mais j’étais mal placée pour lui faire une quelconque leçon, bien que bizarrement je trouvais normal de le tromper alors que je n’acceptais pas qu’il aille voir ailleurs, l’esprit humain est souvent tordu.
En tous cas la vie suivait son cours et je peux vous dire que c’est bien lui qui me mit pour la neuvième fois enceinte. Misère pour mon corps et misère pour nos finances, malgré les salaires d’Auguste, Victor et Émile nous avions du mal à joindre les deux bouts. Mon bonhomme travaillait du lever du jour au coucher du soleil, il s’épuisait et son corps déjà se courbait, il ressemblait de plus en plus à Prosper et à leur propre père.
Le quinze août 1875 naquit une autre fille et devinez quoi on l’appela Marie, je n’étais pourtant pas une grenouille de bénitier mais bon un instant de bondieuserie ne pouvait faire de mal.
J’étais encore une fois sans possibilité de travail fixe, certes je faisais toujours quelques lessives, quelques ménages et quelques menus travaux dans les fermes mais bon la petite dernière bien langée pouvait rester dans son lit mais la Blanche bougeait pas mal et le Joseph que j’arrivais pas à sevrer correctement ne me quittait pas non plus d’une semelle de sabot.