J’avais eu la chance d’apprendre à lire c’était une ouverture indéniable sur le monde, je récupérais des vieux journaux, les nouvelles étaient un peu éculées mais c’est comme cela que j’ai appris l’ insurrection parisienne et surtout sa féroce répression. Je ne comprenais pas tous les tenants et aboutissements mais le massacre des gens m’a toujours révolté. Par cette lecture nous apprenions aussi les potins du département et de Coulommiers, je lisais à haute voix pour Charles et un petit groupe d’ouvriers. J’aimais bien être au centre de l’attention. Le périodique s’appelait l’éclaireur de l’arrondissement de Coulommiers.
Ces lectures ressemblaient un peu à nos antiques veillées, mais souvent l’ambiance était électrique et ce que les hommes appelaient la politique faisait surface. La fin de l’empire avait un peu délié les consciences et les opinions, par contre la condition ouvrière et paysanne n’allait pas en s’améliorant.
Un soir je revis mon petit ouvrier de la fête communale, Charles ne le reconnut pas et heureusement. Il me fit des avances et posa même sa main sur ma cuisse, autant vous dire que cela me gêna mais bizarrement me fit aussi une drôle d’impression. Ce simple effleurement soyons crus me donna envie et me fit frisonner l’échine. Le malheur fut qu’il s’en rendit compte.
Le drôle fut maintenant assidu à la maison, apportant toujours un petit quelque chose aux enfants.
Il s’arrangeait pour venir quand Charles n’était pas là, mais le voisinage toujours aux aguets dut bien se rendre compte des ses visites. Mais j’avais cinq enfants à la maison et pour moi être seule tenait de l’exploit. Un jour il eut de la chance, enfin nous eûmes de la chance, il profita immédiatement de cette solitude momentanée, il m’embrassa. Un vrai baiser de conte de fée, doux , langoureux , il se mit à me caresser, j’oubliais tout, mon mari, mes enfants. Le danger d’être surprise était grand, cela m’excitait et décuplait mon envie. J’étais à lui, il pouvait faire de moi ce qu’il voulait, ouverte à ses désirs. J’eus l’impression quand il se glissa en moi qu’enfin je partais en voyage, qu’enfin je m’évadais, qu’enfin je réalisais l’un de mes rêves. Doucement il m’amena au ciel et nos routes du paradis se rejoignirent. Il était temps, j’entendis au loin la voix d’Émile. Ce dernier lorsqu’il rentrait m’appelait toujours du bout de la rue.
Nous eûmes juste le temps de nous rajuster, ma robe fut prestement remise en place et lui remonta son pantalon. Lorsque mon fils entra nous étions assis loin de l’autre comme deux connaissances. Je n’étais pas très à l’aise, dans ma tête j’avais l’odieuse impression d’être une mauvaise mère et une mauvaise épouse.
Lui aussi ce diable de garçon fut appelé par les sirènes Parisienne et je ne le revis point. C’était sans doute mieux car je crois que je serais partie avec lui un jour ou l’autre.
Charles a t ‘il eu vent de quelque chose, je ne sais pas, mais son attitude changea , beaucoup moins gentil, de plus en plus absent et surtout de plus en plus saoul. Je m’en serais bien accommodée, je l’avais toujours fait mais les enfants en souffraient. Non la conséquence de ses beuveries fut que notre situation financière devint préoccupante.
Le propriétaire un après midi vint me faire une scène pour le paiement du loyer, rien à faire je ne pus rien négocier, j’ai pleuré, tempêté, me suis même offerte, ce salopard ne voulut rien savoir.
Dans sa mansuétude il nous laissa une semaine pour nous trouver un autre endroit. On dégota un appartement mansardé rue des capucins, près du joli parc et de l’école, pas cher mais cela tenait plus du grenier et de la remise que de l’appartement. Quand nous sommes arrivés là, j’en pleurais de dépit et de honte, nous installâmes les enfants sur des paillasses ignobles. Mon ainé nous fit une crise qu’il ne voulait pas être entassé comme dans une porcherie, j’étais bien d’accord Charles baissa la tête comme à chaque fois qu’une difficulté se présentait.
Comme un malheur n’arrive jamais seul, Gabriel tomba malade ainsi que Charles et Joseph. Ils eurent une forte fièvre et se plaignirent de la tête. Je n’avais pas d’argent pour le médecin et la situation des enfants empirait. C’est la directrice de l’institution Madame Camusat que nous vint en aide, elle fit appeler elle même le docteur et paya sa visite. Quelques décoctions, des cataplasmes et des ventouses eurent raison de la maladie de Charles et de Joseph. Pour Gabriel rien n’y fit, il entra en agonie peu de temps après et en sortit que pour mourir. Les fêtes de la noël 1871 furent lugubres, Charles me remplaça quelques heures au chevet des garçons pour que puisse aller à la messe de minuit.
Le deux janvier, Gabriel monta aux cieux, aurions nous de quoi payer la messe des morts, la bière, le croque mort et le fossoyeur?
Encore une fois ce fut notre bienfaitrice qui se chargea de tout, c’était gentil, charitable, mais pour nous une véritable honte. Ne pouvoir payer l’enterrement de son fils, j’en voulais à mon homme, je m’en voulais à moi également. J’avais quoi comme possibilités autres qu’être une femme au foyer, le métier de journalière demandait des disponibilités que je n’avais pas, toujours le ventre gros, avec des enfants dans les jupons.
C’est en ces moments que je me demandais si j’avais bien fait de refuser les avances du gros bourgeois, après tout ce n’était peut être pas un si gros sacrifice.
Même en notre dure période, perdre deux enfants en cinq mois restait quand même une rude épreuve.