LE ROMAN DES MORTS, Épisode 42, Après le veuvage

Loetitia

Elle a vu depuis peu se modifier les regards sur elle, est-ce que le jeune Henri s’est vanté et à laissé l’imagination des hommes du village voguer vers la possibilité d’une bonne aventure avec une pauvre veuve.

Elle le sait près à partir mais lui fera bien avouer son bavardage.

La foire d’Aigrefeuille se maintient pendant le conflit et reste un lieu de réunion.

Moins d’hommes jeunes évidement , mais encore une animation véritable. Des permissionnaires viennent se retremper dans l’ambiance en amenant des bêtes à vendre. Des soldats rentrés, nécessaires à leur exploitation ou des soldats ouvriers nécessaires à leurs usines viennent un peu rajeunir la vieille classe. Il y a aussi les adolescents qui croient sauter une catégorie en remplaçant les jeunes hommes. Cela forme un tout et Loetitia qui fend la foule toute de noir vêtue sent des regards qui la déshabillent. Lorsque le monde est plus pressé, elle ressent quelques mains qui subrepticement la touchent. Elle trouve cela déplaisant et hait ces cochons de mâles.

Même si quelques têtes ne lui sont pas inconnues, elle se sent étrangère au milieu de cette foule compacte. Tous ont des choses à vendre, tous ont des choses à dire.

Les hommes dont la plupart n’ont été que simples soldats jouent les stratèges d’états majors. Avec la majorité d’entre eux aux commandes nos armée camperaient déjà dans Berlin.

Les femmes sans doute frustrées d’hommes émettent des jugements de valeur sur l’ardeur combattante de nos poilus.

Les comparants à des mauvais amants, elles confondent la guerre et l’acte d’amour.

Loetitia fuit ces propos de café, ces propos de bonnes femmes, elle cherche un refuge parmi cette foule qui lui semble hostile.

  • Madame Tirant, madame Tirant

  • Je suis François Ferré vous me reconnaissez

Bien sûr qu’elle reconnaît l’homme qui se dresse devant elle.

C’est le mari de Marie Augustine Moinier, il est employé des douanes. Elle se souvient bien de lui et de leur petit garçon.

La conversation s’engage, elle évoque la mort de son mari dans un hôpital de Toul , lui s’inquiète pour la santé de sa femme qu’il a laissée à Bourcefranc.

La discussion se prolongeant, il l’invite à boire un sirop à une terrasse. Elle se demande si il n’y a pas de l’indécence à s’installer toute de noire vêtue à la terrasse d’un café avec un douanier en uniforme.

La conversation est soutenue, car François s’avère un fieffé bavard. Il roucoule d’une voix assez haute perchée. C’est drôle de voir un gaillard si bien bâti parler avec une voix de presque garçonnet. Il est plutôt bel homme même si une calvitie vient déséquilibrer cet ensemble harmonieux. Ses yeux sont ceux d’un chat roux et la blondeur de ses cheveux coupés courts celle d’une pièce de blé.

Ce babillage maladroit, comme la flûte du charmeur de rat de Hamelin envoûte Loetitia. Elle ne voit plus la foule en sabots et en sarraus, ni les femmes en coiffes, elle ne sent pu les remugles des bouses et du crottin de cheval, ni le piaillement des volatiles qui se sentent voués à une mort certaine.

Elle oublie ses problèmes, la terre d’Édouard, qui tel un malencontreux héritage lui fait passer des nuits blanches et des journées d’un labeur épuisant.

C’est presque innocemment qu’elle se surprend à lui prendre la main.

Marie Chauvin

Elle vient de recevoir l’ordre d’aller récupérer le chapeau de monsieur chez Émilienne, cela ne lui plaît guère, elle a bien assez à faire comme cela .

D’ailleurs, elle trouve cet oubli un peu bizarre car le maire qui n’a guère de cheveux sort toujours couvert.

Chez les Drouillon c’est un joyeux désordre, du linge partout, une vaisselle sale qui s’empile et une maitresse de maison un peu souillon. Il est vrai qu’elle n’a plus à plaire et dans cet état il n’y a aucun risque qu’elle retrouve un bonhomme.

René garçon de 12 ans n’est pas à l’école alors qu’il devrait certainement y être. Visiblement il règne en maître et joue l’homme de la maison. Des torgnoles et des coups de baguettes remettraient de l’ordre dans tout cela.

Au dessus du lit il y a la photo du grand couillon d’Alexandre en uniforme, elle ne risque pas de l’oublier son fada.

Il est bien fier sur cette photo prise à Surgères. Émilienne ne jure que par lui et le grand héros alors que tout le monde sait maintenant qu’il est mort chez les fous.

Marie n’ a d’ailleurs jamais aimé ce maréchal ferrant reconverti en forain itinérant, il avait toujours une expressions salace qui lui sortait de sa bouche de bonimenteur et la vulgarité chez la pieuse et dévote Marie est rédhibitoire.

L’accueil est glacial et le mutisme d’Émilienne est complet. La bonne qui n’est pas idiote se doute de quelques malhonnêtetés et tente d’interroger la veuve.

Rien ne vient mais Émilienne se dit que répandre un peu de fumier dans le jardin propret du bon samaritain de la mairie serait une bonne chose. Elle hésite pendant que la pipelette qui sent son ragot attend stoïque.

Mais un brin de moralité l’arrête, n’a t’ elle pas ouvert sa porte en tenue de nuit. Gougaud est un bien gros morceau, il tient une partie du village, beaucoup d’habitants sont en fermage avec lui et de plus il embauche pas mal d’ouvriers agricoles.

Non elle va lui rendre son chapeau et se taire.

Marie est déçue, mais cela ne fait rien elle inventera bien une histoire que chacune fera sienne.

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 41, le bonheur du retour

Benjamin Sorlin

Il fait un froid de gueux, le vent venu du nord balaie les positions, le métal des canons est une arme redoutable, tant il est gelé. Des petits malins ont récupéré des peaux de moutons et s’en couvrent pendant les gardes. Ce n’est guère martial, mais chacun fait avec ce qu’il a.

Benjamin s’est entouré les pieds de vieux chiffons, et s’est enroulé la tête dans un vieux châle. Il ressemble plus à un chiffonnier qu’à un brigadier d’artillerie.

Si le froid est polaire ici au front , il l’est également au Gué d’Alleré, Adélia lui a même indiqué que des gens sont morts de froid à Marans et à la Rochelle.

Il tremble pour elle, mais il est rassuré sur un point elle ne manquera pas de bois de chauffage.

Le capitaine le fait appeler, il est toujours un peu inquiet d’être sollicité par la hiérarchie. Même si il n’a aucun complexe d’infériorité, ils ont tout de même un pouvoir de vie ou de mort sur leurs hommes.

Il lui annonce sa mutation au 86ème régiment d’artilleries lourdes. Cela ne lui plaît guère car il va devoir se forger de nouvelles sympathies et lui plutôt renfrogné n’aime pas cela du tout.

Mais avant il bénéficie de sa permission. Une lettre l’a précédé et c’est avec impatience qu’on l’attend au Gué d’Alleré.

Tous les jours Adélia se rend à la gare, puis un jour son homme est là sur le quai, il la dévisage fait semblant de ne pas la reconnaître pour la faire bisquer.

Puis les deux se retrouvent et s’enlacent, ils sont seuls au monde, plus rien ne bouge, l’univers est figé, plongé dans un silence qu’aucun bruissement de feuille ne vient troubler. La nature en un respectueux moment se tait pour ne pas gêner ces retrouvailles.

Le grand gars endurcit par les horreur de la guerre et la femme forte endurcit par la solitude, pleurent de bonheur, versent des larmes d’amour. Le train en un crachement de vapeur n’altère en rien le halo protecteur de leur joie. C’est  un chant, une mélodie d’amour qui s’en va pour apporter son lot de légèreté dans la commune de Saint Sauveur d’Aunis où d’autres permissionnaires descendront et où d’autres bras de femmes se resserreront sur la poitrine des héros.

Joyeusement Benjamin traverse le village en tenant Adélia par la main, il salue toutes ses connaissances, est parfois obligé de s’arrêter, mais il veut faire vite, revoir sa petite et son garçon.

La petite Aimée est sur le seuil de la maison elle joue avec une catin de son, elle voit son père et se jette éperdue dans ses bras.

Même le petit morveux encore aux langes semble lui sourire, il le prend l’élève en l’air pour mieux le voir, le contempler. C’est son trésor, celui qui va hériter de son atelier, de ses outils, celui qu’il formera.

Les journées passées au village sont idylliques, il retrouve l’odeur du ruisseau de l’Abbaye, va se promener dans les marais, va humer la terre lourde de son jardin.

Mais il décide sciemment de ne pas rentrer dans son atelier, il en connait les moindres recoins et saurait retrouver ses outils en fermant les yeux. Alors à quoi bon se faire du mal, il retrouvera bien un jour ses copeaux et ses belles planches de merisier qu’il a gardées pour faire un vaisselier à Adélia.

Il y a aussi les jeux avec ses enfants, il passe des heures à peigner les cheveux soyeux de sa petite, cela fait rire l’enfant et sourire la mère. Il apprend aussi à connaître ce petit bout d’homme qui lui ressemble, ce dernier un peu étonné de cette présence non familière est sur la réserve le premier jour puis s’apprivoise peu à peu.

Puis les époux redeviennent amants, les heures des nuits ne sont pas assez nombreuses, ce n’est que combats, caresses, baisers, ils se font l’amour comme jamais ils ne l’avaient fait, sans retenue, sans barrière. Il la possède et elle le possède. Jamais cela ne cessera, c’est un amour qui sera éternel.

Le matin la mine d’Adélia fait sourire les commères, elle a les jambes qui flageolent et est bonne à rien. Elle observe Benjamin et le trouve beau, un ange revenu de l’enfer, un christ en majesté.

Hélas il est temps, la séparation est poignante de douleur, le train crache de nouveau sa vapeur, la fumée est acre et la stridence aiguë du chant de la locomotive est comme la plainte d’une mère qui enterre son enfant.

Il rejoint sa batterie vers Maison en Champagne c’est dans la Marne près de Vitry le François.

Fini les chevaux et les aléas de la traction animale, le 86ème est motorisé et les canons de 155 sont tractés par des camions.

Il y a 6 groupes de canons longs et six groupes de canons courts, chaque groupe à deux batteries plus une section de munitions

Benjamin est dans le groupement des canons courts. C’est le lieutenant colonel Chaléa qui commande le régiment.

A Maison en Champagne les canons font merveille mais ils sont bientôt déplacés et vont entrer en action pour l’offensive de printemps sur le chemin des dames.

L’ensemble des groupes se retrouvera là bas, le 16 avril c’est la grande offensive, peut être la dernière, alors les hommes, Benjamin en tête s’exécutent avec entrain.

Le but est de détruire les positions ennemies afin que l’infanterie puisse surgir.

Des montagnes de douilles d’obus s’amoncellent, les fûts des canons sont brûlants.

Les hommes s’épuisent, Benjamin a les tympans qui lui font mal, il n’entend plus rien à part un lancinant bourdonnement.

C’est la rançon des artilleurs.

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 40, la méprise

Les bonnes œuvres du maire

Gougaud qui se targue d’être un bon maire a décidé de visiter tous les infortunés qui ont perdu un proche.

La tournée risque d’être longue mais en ces mois d’hiver il est moins occupé à gérer ses terres. D’ailleurs celles-ci pour la plupart sont en fermages et il n’a qu’à s’occuper de la bonne rentrée de l’argent.

Il lui reste simplement en exploitation semi-directe la métairie qui se trouve à coté de la maison, mais Volcy est un homme sérieux et intègre, la moitié de tout c’est la moitié de tout il n’y pas à transiger là-dessus.

Il prévient donc sa femme Berthe qu’il va faire le tour de ses veuves, c’est un peu possessif comme expression, mais il se sent comme un père avec toutes ces jeunes femmes.

Il arrive de bon matin chez Émilienne, l’heure n’est guère avancée car il la surprend au saut du lit.

Le maire qui jusqu’ alors ne l’a vue que dans une tenue décente est surpris par sa beauté sauvage.

Ses cheveux cascadent, indomptables sur sa chemise de nuit. Ses yeux encore légèrement endormis sont une invite à la contemplation.

Sa poitrine généreuse saille de l’échancrure de son vêtement de nuit.

Gougaud se dit qu’il ferait mieux de revenir plus tard mais l’atmosphère qui règne au sein de cette pièce en désordre le retient. L’odeur forte de cette femme, le champs de bataille des draps du lit qu’elle n’a pas eu le temps de refaire. Même l’indécent vase de nuit qui point en dessous du grand lit l’attire et le force à rester.

Il se dégage de cette ambiance animale un érotisme qu’il est bien en peine de retrouver dans la couche de la vieille Berthe.

D’ailleurs c’est bizarre mais jamais, même au temps de sa jeunesse et au temps où sa femme n’était pas encore une vieille bourgeoise en bonnet de nuit qui tuait le désir, il n’avait ressenti une telle chose.

D’autorité il s’installe et demande des nouvelles. Émilienne est de plus en plus mal à l’aise, elle n’est pas en tenue pour recevoir un homme et ne sait pas comment faire pour écourter la conversation. Ses vêtements gisent sur une chaise et elle donnerait bien une belle aumône pour pouvoir se soustraire au regard maintenant concupiscent de l’officier municipal.

Comme elle s’efforce de lui répondre, lui est encouragé à rester. Il se croit au spectacle, elle n’est pas la Goulue n’y Polaire et il n’est pas Lautrec ou Degas.

Elle n’ose guère bouger, lui est très bavard. Une lanière de sa chemise se refuse à rester sagement sur son épaule. On dirait que l’un de ses seins demande à être miré par le visiteur. Elle se rajuste mais ce petit geste se transforme en une coquinerie aux yeux du vieux monsieur qui voulait des nouvelles.

Il déboutonne son veston, la visite va sûrement s’attarder, elle lui propose une goutte d’eau de vie, mais lui préfère le café qui se réchauffe sur le potager plein de belles braises.

Elle le sert et en profite pour attraper son chandail. Elle le pose sur ses épaules, au moins sa poitrine sera à l’abri des yeux fauves du maire qui maintenant fait la grimace en buvant le noir liquide.

C’est de l’ersatz de café réchauffé, rien de comparable à celui qui coule tous les matins dans les gorges de ces seigneuries les Gougaud.

Il ne vient pas d’un torréfacteur de La Rochelle mais d’un colporteur de ma maison du Caiffa.

La conversation s’éternise et Gougaud s’échauffe, il promet à Émilienne une aide directe si elle devient une gentille fille.

Elle ne comprend guère cette expression, car son statut de veuve l’éloigne fortement du vocable fille.

Il se lève et fait le tour de la table, elle n’est plus rassurée du tout et comprend tout d’un coup les intentions du maire.

Il lui saisit les mains en une supplique, il fera son bonheur et celui de son fils.

Il lui promet monts et merveilles en l’échange d’une connaissance biblique.

Il l’attrape par la taille, elle presque nue sent la sollicitude masculine du gros bourgeois. Elle tente de se dégager, mais son regard fou et son étreinte puissante l’en empêche. Sa bretelle a définitivement glissé et son mamelon s’obstine à vouloir sortir. Sa chemise est remontée sur ses cuisses, elle a peur.

Le temps est comme suspendu mais un élément oublié, un cri, le fils d’Émilienne et Alexandre appelle sa mère.

Le maire s’arrête immédiatement et se confond en excuses, il est confus perturbé et bientôt se sauve en abandonnant la veuve.

Émilienne ne sait quoi faire, il ne lui a rien fait d’ailleurs, juste prise dans ses bras, peut être serrée un peu fort, rien de méchant.

Elle décide donc de ne rien dire .

Le maire a oublié son chapeau, va t’-il venir le rechercher.

Gougaud rentre chez lui aussitôt , sa femme est surprise de le voir rentrer si tôt. Il lui dit qu’il est fatigué et qu’il va se reposer dans son bureau.

Quelques jours plus tard le chapeau est toujours là mais Émilienne apprend qu’elle va avoir une aide de la commune.

Le maire s’en veut, il a honte de son comportement, d’avoir voulu profiter de la détresse d’une femme ne lui ressemble pas, il voudrait revenir en arrière.

Il espère qu’Émilienne ne dira rien car sinon sa réputation de vieux sage et de père de la population chancellerait à coup sûr.

Mais alors qu’il est en train de regarder la ligne d’horizon marquée par la cime dansante des arbres qui bordent le ruisseau, il aperçoit la silhouette floue d’ Émilienne, la bretelle de sa chemise est enfin tombée et il admire subjugué les deux fruits qui s’offrent à sa vue. .

Berthe rentre et brutalement l’invective  » mais mon ami vous ne cessez de rêver devant cette fenêtre, venez donc dîner ».

Il n’a guère faim, mais il doit donner le change. Peut-être que Berthe ce soir acceptera de modifier le jour de ses entrées.

Il doit aussi envoyer Marie rechercher son chapeau.

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 39, le Noël des femmes

La messe de minuit

Les cloches de l’église Saint André viennent d’appeler les fidèles, c’est la nuit de la nativité, celle du renouveau, de l’amour et de la joie. La force vive de la patrie défend la terre de France et c’est presque une assemblée de femmes que le curé Niox a devant lui.

Il y a bien sûr les enfants et les vieux mais il règne sous la nef comme un parfum de lavoir, une odeur de savon, une flagrance de femme qui en ce jour de fête ont fait grande toilette.

Tous arrivent par paquet, amis, famille, c’est selon, mais en ce soir de décembre 1916, la couleur dominante est le noir.

La nuit de la veuve se dit le curé en regardant arriver ses ouailles.

Loetitia arrive la première, depuis la mort de son mari elle a embelli, son port est celui d’une reine. Elle est ravissante de rondeur que c’en est pitié que personne ne la consomme. Elle porte une voilette de deuil, mais ses yeux transpercent les maladroits qui la fixent. Elle exhibe un sourire carnassier. En un autre lieu on aurait pu dire qu’elle allait à une présentation devant une quelconque majesté sur son trône.

Martial Billeaud de son regard scrutateur la mangea du regard, une veuve noire, bien désirable, sans lien et dit-on sans frein en rigolant au café.

Puis ce fut l’impénétrable Emilienne, elle aussi toute de noir vêtue, un port de tête majestueux compensant sa petite taille. Aucun sourire, aucune expression n’émanait de son visage, une madone de Rubens, une vierge du Titien, une déesse antique. Les yeux mis clos, observant l’assemblée, balayant d’un regard l’église comme une actrice scruterait le parterre et les baignoires.

Gougaud encadré par la Berthe et ses deux vieille filles se dit qu’il consolerait bien une telle veuve. Ne doutant guère que cette délétère silhouette lui redonnerait la vigueur de ses quarante ans.

Les autres veuves entre ces deux majestés ne paraissent guère, Fernande Rousseau la veuve Brillouet est une femme détruite et n’a encore pas surmonté le drame qui a touché son foyer.

Joséphine Brillouet veuve Hillaireau a aussi perdu sa jeunesse d’antan, une ombre, un fantôme, le teint blanc d’un suaire, les yeux transparents, vides et perdus.

On dirait que les deux nymphes noires rivalisent en un défilé morbide, on oscille entre la montée au Golgotha, l’accompagnement au tombeau et l’accompagnement à l’autel pour des épousailles.

Adélia marche du pas lent d’une reine qui monte à l’échafaud, elle fait traîner l’ébahissement des foules comme pour prouver que la mort n’a pas de prise sur elle, sur sa féminité , sur son corps. Malgré son costume de deuil elle s’expose comme si elle se promenait nue devant un sultan qui choisit sa compagne d’un soir parmi son harem. Tout en son corps invite l’homme, tout en son regard implore qu’on la prenne, elle est seule mais aspire à ne pas le rester.

Émilienne ne représente pas la même chose, elle transpire la vulnérabilité, on a envie de la rassurer, de la prendre dans ses bras et lui chuchoter des mots doux. C’est un concours d’attirance, un foirail de femelles qui veulent se vendre morigène le curé dans sa belle étole. Les autres femmes, les vieilles, celles qui sont devenus veuves par l’usure du temps juge que le spectacle est aussi indécent qu’un étalage de cocottes dans la petite rue du port de La Rochelle.

L’apparition de Cléopâtre ou de la duchesse de Montespan n’aurait pas plus choqué que la vue de ses deux jeunes veuves attirantes sous leurs habits de veuvage.

La Berthe Petit qui sentait que l’esprit de son mari voguait vers des continents lointains lâcha un  » c’est pas pire que si elles montraient leur cul »

Niox reprit son auditoire en mains et s’évertua malgré l’absence des pères , des fils et des maris de faire offrande de la plus belle messe à ces malheureux dans l’affliction.

Il fut beau , il fut grandiose, un évêque n’eut pas été plus magnifique.

En sortant malgré la froidure, des groupes se forment et engagent la conversation. C’est à ne pas en croire ses yeux. Ces hommes et ces femmes qui se voient tout le jour, trouvent encore sujet à discussion, ce n’est que bavardages de commères ou bavardages de foire aux bestiaux. Le curé qui s’attendait à tous les voir s’envoler comme une nuée de merles est bien mari de les voir s’entretenir de futilités sous le froid ombrage des hauts tilleuls.

Il n’y a qu’autour de Loetitia que le vide s’installe, elle repart seule dans le noir, mais de multiples regards concupiscent ,suivent sa croupe chaloupée.

Les villageois rentrent voir si la bûche de noël se consume avec lenteur, chacun avec ses moyens va faire un petit repas et chacun pensera à son soldat sur le front et à l’année 1917 qui verra peut être la guerre se terminer.

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 39, Noël sur le front

Benjamin Sorlin

Appuyé sur sa pièce qui pour une fois est au repos, Benjamin allume sa pipe. C’est son seul plaisir, un moment de délectation incomparable. La fumée le réchauffe, et elle lui procure lorsqu’elle pénètre dans son corps une sorte d’extase amoureuse.

Le tabac c’est Adélia qui lui a envoyé, sa douce, sa tendre femme, dont il se meurt de l’absence. Il y pense jour et nuit, à tous moments son visage illumine son quotidien. Sans elle il se demande si il tiendrait, ses lettres sont comme une médication.

Lorsque le hasard de la distribution le prive de ce plaisir, il se morfond et devient presque agressif.

La nuit il fait des rêves qui feraient certainement rougir Adélia, il se défend, il s’en défend mais la vision de son épouse réapparaît avec constance chaque nuit.

Son corps réagit au moindre nuage d’évocation et il lui rend hommage à sa façon, des fois avec force incongruité et d’autres fois plus intimement.

C’est Noël et tout à l’heure l’aumônier viendra faire sa messe puis après avec les copains ils feront ripaille d’un repas amélioré et des merveilles que les familles ont envoyé dans des colis.

Lui, pourtant pas adepte de la religion se réjouit d’entendre l’homélie du curé, il sait qu’au même moment Adélia accompagnée de sa fille et de son garçon écouteront le bon curé Niox. Ainsi à distance ils communieront en une foi commune et un amour commun.

On pense que les allemands ne tenteront rien en cette nuit de la nativité mais peut-on en être sûr. Quelques potes vigilants veilleront sur nous pendant qu’on fera réveillon.

En attendant pas de canonnade et il règne une atmosphère bizarre que d’aucun nommerait le silence.

Pieusement, ils sont tous là, du simple troufion, au capitaine, de quelques caisses à munition on a confectionné un autel et avec attention nous écoutons l’homme de Dieu.

Même là haut dans les cieux, messe ne pourrait être plus belle, même sur la place Saint Pierre notre sainteté le pape, ne pourrait trouver les mots les plus justes.

Benjamin pleure, pour quelques instants il éprouve une sorte de bonheur. C’est communicatif tous s’embrassent et se congratulent. Le capitaine tend une main ferme à ses hommes, c’est la magie de Noël.

Un pâté de viande sortit des entrailles du paradis, un saucisson digne des plus grandes maisons parisiennes, une volaille juteuse que c’en est péchée et une galette dite du Poitou croustillante, gavée de beurre.

Les officiers se joignent aux hommes et fournissent en complément du méchant picrate un excellent vin bouché. On trinque et on re-trinque, le vin adoucit les cœurs, et un mariole de Vendée entonne  » douce nuit  »

L’ivresse succède bientôt à l’allégresse et l’on reprend les couplets de chansons grivoises.

Chacun à la sienne, Robert le parigot entame sa préférée

 » le curé à les couilles qui pendent et quand il s’assoie dessus  »

Un breton pure jus chante

 » Allons à Messine, pécher la sardine, allons à Lorient péche le hareng.

Mon rouston de droite sera lieutenant mon rouston de gauche sera commandant  »

Benjamin entraîne les autres à reprendre

 » Trois orfèvres à la Saint Éloi montèrent sur le toit pour baiser minette  »

Les officiers un peu inquiets se sont discrètement éclipsés ne voulant pas être témoins d’une bacchanales bachique.

Au loin dans les tranchées de premières lignes on entend les mêmes gens, on devine la même amertume de ne pas être avec les siens.

La plus part sont convaincus que l’année 1917 sera la dernière de cette vaste boucherie, mais la crainte de mourir plane comme un vol de rapaces au dessus d’un troupeau.

Benjamin qui est passé brigadier en septembre va enfin pouvoir revoir sa petite famille, la permission tant attendue arrive enfin.

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 37, Émilienne, Loetitia et les autres

Émilienne au fond d’elle même a toujours su que son Alexandre ne reviendrait pas. C’était une prémonition mais toutes les femmes avaient cette même impression. Il n’était pas fait pour ce genre de vie l’Alexandre, il aimait la liberté à la vitesse de son cheval. Il voyait défiler la vie tranquillement en vendant les marchandises de Maximilien son beau père. Bien sûr elle n’était pas dupe des infidélités du zigoto, elle s’en doutait et des bonnes âmes lui avaient rapporté ses incartades. Qu’importe  un homme a des besoins et la bonne chose c’est qu’elle n’avait pas à recevoir ses hommages trop souvent. C’était donc un accord tacite, mais elle l’aimait et maintenant dans sa maison vide elle n’avait plus que le visage de son enfant, un Alexandre en réduction, une presque copie.

Elle avait rejoint la cohorte des veuves du village, presque un club, presque une famille. Chacune avait ses propres problèmes et ses propres interrogations. Comment survivre, avec quel revenu, devrait-elle se remarier ou bien sacrifier sa vie de femme à l’éducation du rejeton du mort.

Pour elle il était trop tôt pour regarder un autre homme mais elle savait qu’elle ne se laisserait pas hanter par Alexandre. Il était parti en juillet, et elle avait reçu une lettre de l’hôpital, enfin plusieurs. La première officielle, du médecin chef, brève, concise, ne laissant pas place au doute. Alexandre n’était pas mort en héros mais il était mort d’aliénation mentale. La nuance était d’importance mais peu importe il était victime de guerre. La deuxième lettre était écrite par une jeune infirmière, elle expliquait qu’il n’était pas mort seul mais qu’elle avait recueilli son dernier souffle. Il n’avait pas souffert, du moins c’est ce qu’elle disait. Elle lui avait fait aussi un petit paquet de ses affaires. Elles trônent avec son portrait sur sa table de nuit, sa montre à gousset, sa pipe et son alliance. Chaque soir elle les touche et elle se matérialise son Alexandre. Puis le songe s’évanouit et elle tente de trouver le sommeil.

Loetitia n’est plus la même elle le sait, son Édouard repose dans une terre qui lui est étrangère et elle est en prise aux pires difficultés matérielles, heureusement sa famille est assez nombreuse et chacun l’aide de son mieux. Cela n’écarte pas pour autant le spectre de la vente mais elle tente de s’illusionner.

Gougaud comme tout le monde sait que la guerre va se prolonger, il est inquiet.

La France va manquer de grain, les pertes en homme pour la bataille de la Somme ont été pharaoniques. Les bras vont manquer pendant des années et les ventres de nombreuses femmes vont rester en jachère. Les classes dans les écoles seront clairsemées dans les prochaines années.

L’année 1916 a été aussi meurtrière que les années d’avant, en mai le village a eu à déplorer la mort d ‘Emmanuel Hillaireau. Il est mort à Verdun à l’endroit maintenant célèbre qu’on appelle Douaumont.

Il a vécu l’enfer des premières attaques mais ne verra pas la fin de cette meurtrière folie. Le 12 mai il tombe au champs d’honneur et la nouvelle en arrive quelques semaines plus tard. Le maire a le déplaisir de devoir l’annoncer à Joséphine sa femme. Il se fait accompagner par Fernand Charron son adjoint. Nul besoin de parole, lorsqu’elle les voit par sa fenêtre elle a compris que son bonhomme ne reviendra pas.

Elle leur ouvre sans un cri et de ses yeux embués de larmes leur fait prendre place à la table. Gougaud a une drôle de sensation lorsqu’elle lui dit de s’asseoir dans le fauteuil d’Emmanuel. Un frisson le parcourt, il s’assoit mais ressent comme une présence. Madame Hillaireau devient donc Joséphine Brillouet veuve Hillaireau.

Là aussi cette jeune femme au corps meurtri par les travaux agricoles, attachée à la glèbe, devant presque s’atteler à la charrue, va se retrouver  face à des problèmes insolubles.

Un jour alors qu’il goutte les raisins de sa vigne le vieux Eugène Drappeau voit venir à lui le facteur. Son sang se glace, le préposé rural sacoche en bandoulière, casquette des postes en travers lui tend cérémonieusement la lettre officielle.

Depuis presque trois ans il est l’envoyé, l’employé, le messager de la mort, foutue guerre qui transforme un métier agréable en une redoutable corvée.

Eugène lit la missive, puis d’un air las il regarde ses ceps. Il les sait presque immémoriaux, il en est fier, son fils Paul aurait dû en hériter, vivra t-il assez d’années pour transmettre son savoir à ses petits enfants.

Il est mort à Verdun le 29 août comme son compère Hillereau, décidément cette citadelle maudite résonnera comme un glas.

Caporal Paul Drappeau du 6ème régiment d’infanterie mort au champs d’honneur, voilà ce que se répéteront pour le restant de leurs jours, Eugène et Marie.

Mais justement il reste pour Eugène le pire des tourments, l’annoncer à sa femme.

Mais en cette maudite année 1916 les garçons du Gué ne mourront pas qu’à Verdun, le 27 octobre Abel Brillouet 2ème classe au 1er régiment léger, a l’honneur et le désavantage de mourir pour l’ego des généraux dans les boues de la Somme.

Là aussi la misère s’annonce, Fernande lui a donné un garçon en janvier 1915, l’enfant de la guerre conçu avant le départ lorsque l’avenir radieux s’ouvrait sur une génération que peu à peu la modernité transformait.

Lorsqu’on lui annonça, le petit Marc était à la mamelle, peut-on rêver plus beau comme passation. Sa petite sœur Madeleine âgée de trois ans ne se souvenait déjà plus de l’homme qui était son père.

Le maire fait le compte, sa commune a le triste privilège d’avoir déjà douze morts, c’est un triste et lourd tribut et il sait que malheureusement l’addition n’est pas terminée.

Les classes se succèdent et celle de 1917 va bientôt partir, cela va faire d’autres drames, d’autres absence, d’autres larmes.

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 36, 1916 l’année de Verdun

Le Gué d’Alleré fin 1916.

Les uns avaient perdu un cheval, un frère, un bœuf, un mari, une partie de sa récolte où un fils, tous étaient liés par une perte. Tous les villages pleuraient ses morts, mais l’espoir semblait renaître, les Allemands n’avaient pas percé sur Verdun, les vieilles nations s’épuisaient et bientôt une plus jeune entrerait dans l’holocauste sanglant.

Loétitia depuis son aventure s’était réfugiée dans la religion, un matin ni pouvant plus, était allée se confesser au curé Niox.

Cela lui avait beaucoup coûté, mais elle devait en passer par là pour soulager sa conscience vacillante. En confiant son secret au représentant de Dieu elle délivrait son âme.

Mais que ne fut sa surprise lorsque dans le confessionnal, le curé l’avait rassurée et tranquillisée. Il n’y avait aucun péché, la mort de son mari l’avait délivrée d’un serment, son amant n’avait aucun contrat ni aucune chaîne. Elle était donc libre de son corps.

Elle qui avait toujours cru que l’église ne reconnaissait pas l’acte de chair en dehors d’une union conjugale, se voyait absoute. Elle était repartie de l’église moins piteuse qu’elle n’en était arrivée.

Sans doute la vie redeviendrait joyeuse, elle le sentait. Mais lorsqu’elle pénétra dans sa maison, un frisson la parcourut.

Maintenant habituée, elle jouait avec cette présence qu’elle ressentait . Lorsqu’elle mangeait elle entendait comme  un bruit de succion, Édouard était bruyant lorsqu’il buvait sa soupe. Lorsqu’elle se déshabillait un regard la scrutait, lorsqu’elle se couchait elle avait l’impression que sa couche était  déjà chaude. Ce sentiment était étrange, mais aussi rassurant.

En attendant, seule à sa table, elle pensait  qu’elle allait  devoir vendre ses terres, c’était presque inéluctable. Lorsque tout le monde rentrera, que la guerre sera finie, l’entraide s’arrêtera et elle sera toujours seule.

De plus la mécanisation des travaux agricoles entraînait beaucoup de frais, elle n’aurait pas les moyens et crèverait à petit feu et devrait laisser ses terres à des Gougaud ou à des Michaud.

Denise Gougaud

Denise est comme une gamine, l’officier, son bel officier vient à la maison. C’est une révolution car jamais un homme n’était venu pour elle. Enfin elle va se marier et quitter ce village de bouseux, cet endroit ou le fumier est roi, ou les tas de paille sont plus hauts que les maisons et ou les gens sont malpropres. Oui elle va fuir cette société étriquée, tenir salon dans une grande ville, porter des belles robes qu’elle montrera sur le Mail de la Rochelle. Elle pourra même se baigner dans l’océan sans que la pruderie de sa mère n’en s’en offusque. Elle sera enfin libre de son corps, elle le donnera à son mari quand cela la chantera, son intimité ne sera plus partagée avec l’invasive Lucie. Elle ne devra plus supporter la stricte surveillance de sa duègne de mère. Puis elle ne croisera plus cette Marie Chauvin qu’elle abhorre, sa bonne sera dressée à sa convenance, il ne faut pas laisser les petites gens prendre trop d’importance.

Il est là à table à la droite de Gougaud, Marie a été priée de se surpasser. Ce qu’elle a fait avec obéissance bien qu’elle se soit retenue de cracher dans le plat.

La conversation va bon train, les obligations de guerre, les progrès sur le front, le remplacement des généraux.

Denise est passionnée et boit les paroles de son peut être.

Mais quand parleront-ils d’elle.

Cela ne sera pas pendant le repas, mais après. Le père et l’officier s’enfoncent dans l’antre du maître , un confortable bureau où en majesté deux fauteuils de cuir accueillent les culs importants. Gougaud séducteur offre son meilleur Cognac.

Puis comme on vendrait une bête ou une pièce de vigne on discute à l’infini des moindres détails.

C’est fini, Denise a été bien vendue, Denise a été bien achetée.

Les deux tourtereaux sont autorisés à aller se promener dans la campagne.

Ils iront vers le bois de l’abbaye et plus tard Volcy le métayer ira leur porter une collation.

Chemin de l’Abbaye l’officier lui prend sa main gantée, chemin des charbonniers il s’encanaille et la prend par la taille. Aux aigues mortes le fier lieutenant à l’abri des haies vole un baiser. Comme il est sans conséquence, il en réclame un autre. Denise s’effraie un peu mais consent.

Ils remontent en coupant par un hallier en direction de l’abbaye de la grâce dieu et du bois l’abbé. Maintenant qu’il a goûté aux lèvres de Denise son appétit est aiguisé.

Elle ne tient pas spécialement à poursuivre la balade, son sixième sens féminin l’alerte d’un danger. Elle n’a pas du tout aimé le baiser et elle a encore dans la bouche se relent fétide et écœurant de la bouche avinée de son prétendant. Elle a une sorte de répulsion à son égard, c’est irrésistible. Jamais elle ne sera sienne, même si lui le croit et même si ses parents l’espèrent.

Le bois l’abbé n’est guère touffu et il est assez fréquenté, jamais il n’osera.

Pourtant dans un endroit qu’il juge assez écarté, il est pris de l’audace qu’ont les soldats auprès d’une fille de mauvaise vie. Il la prend par la taille, la presse, tente de lui voler un baiser. Elle se contorsionne, détourne le visage, elle sent son sexe qui fait pression sur sa taille. Elle va le mordre, le griffer, aucun son ne sort de sa bouche .Lui pense qu’il a passé contrat avec le père et qu’il peut avaler sa proie avant de partir guerroyer ou plutôt se pavaner dans un état major de l’arrière. Sa main de fer essaye de remonter sa jupe, enfin un cri sort de sa gorge. Il prend soudain conscience de ce qu’il fait , s’excuse, la supplie de ne rien dire, pour un peu il pleurerait.

Le retour est morne pas un mot n’est échangé. Au château les deux font bonne figure, mais le cœur n’y est plus. Lucy a compris que sa sœur ne se mariera pas et la peste de Marie Chauvin qui sait tout et voit tout s’en doute également.

Le fringuant officier à la particule partira finalement sur la Somme et comme beaucoup n’en reviendra pas.

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 35, la veuve joyeuse

Enfin il ouvre la porte du salut, ils sont chez Loetitia. Leur état est lamentable. Une flaque d’eau se forme à leurs pieds, ils sont sauvés et maintenant éclatent d’un rire tonitruant.

Lui est comme hébété, mais Loetitia prend les choses en main. Elle ravive les braises de son foyer et déclare il faut se sécher.

Elle comme une mère le ferait pour son petit s’approche d’Henri et d’un geste qu’elle veut assurer déboutonne les boutons de sa chemise. Elle ne réfléchit guère, le vêtement lui colle au corps. Elle ne le regarde pas, ne remarque pas que l’enfant a les muscles d’un homme, qu’une légère toison couvre son torse et qu’un sillon de poils blonds, se fraie un chemin vers la virilité du gamin dont les sens soudain se mettent en éveil.

Elle se noie de parole, déclare qu’elle va lui prêter les affaires d’Édouard. Il s’y refuse mais ne bouge pas d’un pouce, hypnotisé, ensorcelé par cette trouble audace maternelle de Loetitia. Comme il ne se manifeste pas, c’est qu’il consent. Il sent des doigts qui dégrafent son bouton de pantalon et qui délie sa ceinture. Ses muscles se contractent, ses sens s’affolent, que fait-elle?

Perdrait-elle la tête à lui faire glisser son pantalon trempé, il ne l’aide pas, comme un enfant rétif qui ne veut pas aller au lit. Au vrai, il est paralysé par l’instant, hormis sa mère jamais aucune femme ne l’a dévêtu. Il est là au milieu de la pièce nu comme un ver, il frissonne, il a honte de ses jambes grêles et ne pense guère à cacher sa nudité. C’est un grand garçon qu’on va mettre au bain.

Loetitia est comme fascinée, comme transformée par ce qu’elle vient de faire.

Elle vient de promptement déculotté un jeune homme qui maintenant ne paraît plus aussi innocent. Il est là au milieu de la pièce, malgré le peu de luminosité elle s’aperçoit enfin qu’il n’est plus enfant et qu’il rend hommage à l’effeuillage qu’elle a pratiqué sur lui.

Il n’y a plus maintenant de retour en arrière possible, elle va étendre le linge du drôle près de la cheminée et va verrouiller sa porte.

Consciente qu’il ne bougera pas, elle se doit en experte qu’elle n’est pas,de prendre les choses en main. Elle lui prend la main et le fait doucement asseoir vers la courtepointe du lit.

Elle défait ses long cheveux collés par la pluie et passe ses mains dedans pour les disperser sur ses épaules. Un à un elle déboutonne son corsage qui mouillé épousait divinement ses courbes. Henri comme au théâtre voit évoluer l’actrice improvisée, lui n’est qu’un spectateur rivé sur son siège mais il brûle de monter sur scène.

La peau blanche de Loetitia se dévoile, des petits grains frissonnants naissent sur son ventre. Henri va défaillir, seul sa fierté d’homme l’en empêche. Il en mourait de honte Un dernier rempart, une dernière protection et il voit se qu’il devinait, ce qu’il enviait.

La lourde poitrine de Loetitia est là comme une offrande, ils sont comme des grosses pommes.. Henri instinctivement tend les mains pour s’en saisir, pour y boire, pour s’y repaître. A titre de comparaison il a l’image fugace de ceux de sa mère lorsqu’il arrivait subrepticement à la voir faisant sa toilette. Ceux maternels, petits en poire n’ont pas le magnifique attrait de cette large mappemonde.

Muet, immobile, il assiste à la chute de la robe de Loetitia, tas de linge trempé. Elle est là au milieu d’un léger nuage de vapeur qui se faufile sous la blanche chemise. La pluie en son plus fort balaye les volets fermés de la chambrette, le vent chante une mélopée inquiétante. La chemise choit, Henri bouche bée regarde halluciné le haut des cuisses de la belle offerte. Jamais il n’a imaginé que la beauté d’une toison féminine ne le transporte à un tel point. C’est la première fois qu’il mire un tel spectacle, lors de ses plaisirs solitaires dans le lit de son internat il n’avait aucune vision se rapprochant à celle là.

Il ne peut plus cacher son désir, mais en jeune ignorant en reste comme honteux.

Loetitia se joue du gamin, elle voit son émoi, est fière de l’effet qu’elle produit, les hommes sont tous les mêmes. Son pauvre Édouard tout pataud qu’il était n’aurait jamais attendu aussi longtemps. Il aurait prit possession du territoire et en aurait violé la terre avant qu’elle ne pense même à ôter son chignon.

C’est différent avec Henri, elle devine que ce ne sera qu’une initiation, alors en maîtresse d’école elle domine sur l’estrade de son expérience et noircit le tableau de sa propre envie.

Elle lui intime l’ordre de ne pas bouger, il est là allongé à la place d’Édouard, il n’y pense pas. Elle se juche sur lui, puis en une danse légèrement chaloupée elle se joue de ses forces. Il a fermé les yeux, ne profite pas des beaux valons qui ondulent devant lui. Absorbé par l’idée de tenir encore et encore, elle accélère. Comme une pythie, comme une vestale, comme une déesse de l’amour elle l’a enveloppé et repose sur sa poitrine.

Il n’a été que simple acteur, second rôle pour l’instant mais sûrement à l’aube d’une grande carrière.

Un bruit soudain, elle se lève comme un ressort que l’on tend, il voit s’évanouir une paire de fesses blanches dans la pièce principale.

Par terre le portrait d’Édouard, il sourit encore mais le verre du cadre est cassé, le crêpe noir qui en hommage ceignait le buste fier et victorieux c’est détaché. Le matou auteur du méfait joue avec de sa grosse patte agile. Elle est là nue au milieu de la pièce, Édouard entre les mains. Il ne semble plus sourire et la regarde plutôt d’un air réprobateur. Elle se sent ridicule, sa poitrine mue par la gravitation tombe en une masse molle, sa toison est parsemée de neige blanche. Elle n’est plus la du Barry, elle n’est plus la Montespan, mais simplement la veuve Tirant.

Elle entend du bruit, se retourne, que fait il encore là?

Henri la queue entre les jambes danse un pied sur l’autre . Il n’a plus sa fière allure conquérante. ses muscles saillants ne sont plus que chair d’enfant et sa poitrine qui dans l’instant avait semblé être un refuge soyeux n’est parsemée que d’un fin duvet.

Elle a cru faire l’amour à un homme, elle n’a que dépucelé un adolescent, elle se sent mal dans sa tête mais pourtant dans son ventre confusément elle sait que ce fut une joute merveilleuse.

L’enfant homme s’est rhabillé, il sait que cela ne se reproduira plus, qu’il fut qu’un intermède.Pour lui ce sera la première marche de sa vie d’homme, en sortant il voit le cadre d’Édouard, la vitre est brisée comme sa propre enfance.

Bientôt lui aussi partira défendre son pays en espérant que cette veuve passionnée se souvienne de lui.

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 34, la veuve Tirant

La veuve Tirant

Toute de noire vêtue Loétitia avance avec ostentation vers le curé Niox pour y recevoir l’hostie. Elle se sent observée, scrutée, dévisagée. Elle a été malade et c’est sa première sortie. C’est une apparition divine, la couleur sombre de ses vêtements tranche avec la blancheur de sa peau. Ses yeux bleus que l’on aperçoit derrière sa voilette brillent de mille feux. On dirait des facettes de diamant.

Les mauvaises langues du village laissent parler leur imagination et prêtent à Loetitia de nombreux amants. Pour un peu elle satisferait tous les veufs, tous les jeunots et tous les hommes du village en général.

Il est vrai que de l’extérieur on imagine que cette femme qui souffrait sous le joug d’un gueulard et d’un soiffard est maintenant libérée.

Pour Loétitia c’est vrai et c’est faux à la fois, physiquement elle est bizarrement plus belle. Elle a grossi un peu, sa menue poitrine est devenue plus grasse, plus généreuse.

Son visage est plus rayonnant, ses yeux on l’a vu,sont plus éclatants. On a l’impression qu’elle revit comme libérée d’un poids que difficilement elle portait.

Si à l’évidence son corps a subi une transformation presque magique son esprit lui est beaucoup plus en souffrance. Le mal être pour les médisants est beaucoup plus difficile à percevoir et l’on se trompe aisément sur le compte de celui qu’on médit.

Loétitia n’a plus eu de commerce avec un homme depuis que son Édouard est parti et personne de sexe masculin à part le jeune Henri n’a franchi son seuil.

D’ailleurs pour elle les difficultés s’amoncellent, elle sait qu’elle n’arrivera pas à tenir les terres de son défunt toute seule. Elle va en crever, ce n’est pas le rôle d’une femme .

Elle rêve de vendre cette foutue terre et de partir loin de ce village. Un remariage serait une bonne chose mais c’est encore la guerre et les hommes faits ne sont pas légion. Elle ne veut pas se précipiter et de toutes manières préfère  marcher seule que mal accompagnée.

Pour ce qui est du reste, le petit Henri serait un formidable dérivatif, mais elle n’ose faire de ce gamin autre chose qu’un simple chevalier servant.

En attendant elle est donc le phare féminin du village, bel exploit pour cette femme de quarante ans.

Henri lui faisait flèche de tout bois il savait que si il ne conquérait pas cette citadelle maintenant, jamais il ne le ferait. La fragilité de loetitia transparaissait à chacune de leur rencontre. De plus la guerre ne s’arrêtant pas il allait être appelé bientôt sous les drapeaux. Il se dit judicieusement qu’il serait bon de jeter sa virginité avant d’aller mourir à Verdun où sur les rives de la Somme.

Il fait bien gris en ce matin et encore une fois le jeune Henri aide au champs la veuve. Martial bien étonné que son fils que n’attire pourtant pas la terre soit si assidu à rendre service.

Le pauvre si il savait les intentions cachées de son fils il est sûr qu’il renverrait son fils à La Rochelle et à ses chères études.

Le ciel n’a rien de sympathique et les fourmis qui travaillent sur leurs bandes de terre lèvent la tête inquiètes.

La chaleur gène leurs mouvements, Loetitia en haut de sa parcelle bine difficilement quelques touffes rebelles.

La sueur a depuis un bon moment mouillée son corps, son chemisier poisseux d’humidité lui colle le long du corps, ses cheveux indomptables s’échappent de son bonnet. Sa robe de laine est bien trop chaude, mais elle est noire et deuil oblige. C’est de toute façon la seule robe qu’elle peut encore mettre, elle a un peu forci et devra faire reprendre ses vêtements par la couturière du village. Pour l’instant ses finances défaillantes ne le lui permettent pas.

Dans sa gangue de veuvage elle maudit se soleil et en vient à espérer quelques gouttes de pluie.

Au plus loin qu’elle puisse voir des dizaines de femmes font les mêmes gestes qu’elle. C’est une armée d’amazones qui combat la terre du Gué. Les gestes sont aussi sûrs que ceux de leurs hommes, celles qui ne savaient, ont appris.

Au loin le petit Henri avec un ancien tentent de retourner une terre déjà bien sèche. Ses mains comme par magie se sont couvertes de cales et son teint blanc d’étudiant a pris une couleur plus paysanne. Si ses vêtements n’avait pas été si soignés on l’aurait pris pour un fils de la terre.

Du coin de l’œil il observe Loetitia, il est là pour elle mais doit s’en cacher. Elle pourrait être sa mère , mais n’allez pas y voir une perversion alors que ce n’est que du désir.

Le ciel est maintenant noir, presque la nuit, on entend le tonnerre et au loin des éclairs illuminent et trouent le gouffre des nuages. Henri comme son père lui a appris à compter l’espace temps entre le tonnerre et l’éclair. Ce n’est plus qu’à un kilomètre, de fait la gueule béante d’un immense flot cotonneux s’ouvre au dessus d’Anais et de Mille Écus.

Déjà bon nombre de travailleurs ont quitté leur champs courant vers l’ antre protectrice des maisons.

Henri n’ose pas bouger avant que Loetitia ne se décide à partir. Mais elle ne semble pas vouloir partir, concentrée sur son ouvrage. Il la voit lointaine comme une statue de marbre qui s’animerait soudain par le souffle d’un dieu de l’Olympe.

Une première goutte tombe, grosse et bien pleine, elle est suivie par d’autres. L’eau est tiède c’en serait presque un plaisir car elle rafraîchit la chaleur presque tropicale qui règne sur le fief Goton.

Il pleut plus fort, toujours plus fort, Loetitia se décide enfin, Henri va la rejoindre, ils sont seuls avec leur imprudence.

Ce n’est plus une averse mais un cataclysme. Ils sont sous une barrière d’eau, une cascade de montagne, le sol soudain se gorge et draine vers les terres basses des rigoles de boue. Henri prend la main de Loetitia, ils courent tous les deux à perdre haleine. Elle perd ses sabots, son bonnet pend lamentablement sur son cou retenu par un mince galon. Son chignon est celui d’une folle, à moitié dénoué recouvert par la masse folle des mèches lourdes de pluie.

Lui perd son chapeau et s’imagine déjà l’histoire avec sa mère, son pantalon n’est plus qu’une since non essorée, ses chaussures de cuir faites par un cordonnier de La Rochelle sont recouvertes d’une gangue boueuse, elles pèsent une tonne.

Les premières maisons approchent , la course folle contre les éléments continue, le tonnerre est comme le canon de Verdun et les zébrures du ciel enflamment le village.

Il n’y a plus âme qui vive dans les rues, seules les deux retardataires défient la colère divine.

LE ROMAN DES MORTS, Épisode 33, l’hôpital des fous

Alexandre Drouillon, hôpital de Laxou près de Nancy

Le médecin chef et un groupe d’infirmières observent au loin un homme dans la cour.

Sous les arbres dénudés, le soleil perce à peine et le froid est prégnant. Le bonhomme semble ne rien ressentir, il est là vêtu d’un simple pyjama, immobile. Il fixe intensément, une ligne d’horizon, on a l’impression qu’il sourit à ce paysage. C’est étrange car il ne voit rien, un haut mur masque tout de sa hauteur. Il passe ici le plus clair de son temps. Dès fois il marche d’un pas traînant, un vieillard eut fait mieux. Le moindre obstacle fusse une simple feuille semble l’immobiliser, comme une barrière insurmontable. Alors il se met à trembler et en une langue inconnue lance des imprécations.

Le docteur est dubitatif, il a des consignes très strictes et se doit de faire des rapports circonstanciés sur les cas de folie qu’on lui présente. En bon fils de paysan il doit faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, autrement dit entre le vrai malade et le simulateur.

Il ne connaît rien aux traumatismes lié au combat mais il s’avère que les cas sont de plus en plus nombreux.

Lui se dit que simuler la folie est un exercice digne d’un comédien de la comédie Française, la hiérarchie militaire trouve que ces hommes ne valent même pas le plomb des balles du peloton d’exécution.

Le soldat Drouillon n’est pas arrivé tout de suite à l’hôpital, il a traîné d’ambulance en ambulance a été jeté en prison, interrogé par un officier de son régiment comme une sorte de déserteur.

Nous sommes au zénith de la bataille de Verdun, il manque des hommes, les rotations là bas se rapprochent, ce n’est plus la guerre, ce n’est même plus l’enfer, c’est une chose qu’aucun humain n’a jamais connu.

Alexandre lui est ailleurs, perdu dans son monde, il sursaute au moindre bruit, tremble comme une feuille sous un vent d’automne, il n’est plus lui et n’est surtout plus capable d’avoir la moindre attitude militaire.

Le 30 septembre 1915 il a été déclaré réformé numéro 2 par la commission spéciale de réforme de Nancy.

Depuis il est là, à errer comme un malheureux

Mais comme une commission n’était pas suffisante, il fallut en réunir une nouvelle dans la ville de son affectation d’origine. Le 28 janvier 1916 la commission spéciale de La Rochelle se réunissait pour de nouveau statuer sur son sort. Personne ne vit le malade, il fut jugé sur pièce et bien sûr déclaré de nouveau aliéné.

Les infirmières tentaient de le faire sortir de sa torpeur en lui lisant les lettres de sa femme. Émilienne lui déclarait son amour, lui donnait des nouvelles de leur commerce, elle faisait même écrire quelques mots à René leur fils.

Des colis arrivaient aussi, Alexandre semblait fortement les apprécier. Il ne réagissait pas aux lettres mais réagissait aux friandises, cela intriguait le docteur.

Sa femme lui a fait envoyer un colis de chez Jacotet à Nimes, elle a vu la réclame dans le journal la Charente Inférieure. Pour 6 francs le contenu est de 15 mandarines, 6 bananes, une boite de 500 grammes de dattes, un saucisson de ménage, un pâté de foie et une galantine truffée.

Ces pauvres hommes sont un peu des bêtes de cirque, Laxou devient un laboratoire à thèses médicales.

La fin d’Alexandre Drouillon

Émilienne chaque jour se demande si son mari a bien reçu son colis, cela tourne à l’obsession.

Elle n’a plus de nouvelle de lui depuis bien longtemps, pourtant elle s’applique à écrire souvent. Elle lui donne des nouvelles du village, lui parle de son vieux cheval complice de ses tournées. Lui décrit les progrès de René son fils, s’épanche en confidence sur ses états d’âme. Chose qu’elle n’aurait jamais faite de vive voix devant lui. Elle se prend même à être légère, coquine, agaçante de bêtises d’amante délaissée.

Elle attend mais rien ne vient, demain elle écrira au directeur de l’hôpital, il faudra bien qu’il lui en dise plus.

Alexandre hébété, exsangue est allongé sur son lit, sa main comme étrangère à son corps se bat contre un rayon de soleil qui filtre blafard à travers une vitre opaque de saleté. Ses yeux sont fixes perdus dans un pays lointain, voit -il Émilienne, sa mère qu’il appelle parfois ou la morte de la mare. Entend-t’ il la voix de son épouse, celle de baryton de son beau père qui l’engueule ou bien le bruit lancinant des canons.

Perçoit-il la douce chaleur de la cuisse de son amour du Gué ou le sang chaud de la morte qui file sur ses mains, à moins qu’il ne ressente sa vie qui s’enfuit.

Soudain il crie, il s’agite, tremble, on se précipite et d’une main ferme une infirmière à cornette  le lie au moyen de sangles de cuir .

Il se calme, le temps passe , il n’a plus de prise sur lui, le soleil est parti, l’obscurité succède au jour. Un malade hurle, crie au secours, qu’on vienne le libérer d’une odeur pestilentielle. De fait il règne dans la vaste chambre une odeur nauséabonde, un abandon du corps, un relâchement physique. Une novice avec son pistolet plein d’une autre substance doit venir œuvrer pour délivrer celui qui n’est déjà plus rien dans son être, mais qui persiste encore par son corps affaibli à subsister.

La pauvrette ne sait comment s’en sortir, elle tente de faire abstraction au dégoût. C’est sa première journée ici, elle ne connaît rien à la vie, elle est venue contribuer à l’effort national.

Elle soulève le drap d’Alexandre, manque de défaillir. Le pauvre dément, souillé comme un bébé aux langes, la regarde comme une statue au yeux fixes pourrait le faire.

Il faut qu’elle lui ôte tout, elle est embarrassée, n’a jamais vu le corps nu d’un homme. L’effort est violent cette première est traumatisante. Mais comme une sainte elle est habitée et contourne l’obstacle. Cet homme n’est qu’un malade, cette merde qu’un déchet commun à tous, ce sexe n’est qu’un attribut de la miction. Elle lui rend sa dignité, il est propre, il semble vouloir lui dire quelque chose.

Elle s’approche, tend l’oreille, il murmure quelques mots inaudibles. Son corps se contracte, un dernier souffle, Alexandre s’éteint . Première journée, première toilette, premier homme nu, premier mort, elle s’élance comme une hirondelle un soir de printemps dans le vaste corridor, hurle à un secours qui ne vient pas.

Ils viendront toutefois pour constater l’évidence. Alexandre n’est point un héros, n’est pas médaillé mais à pourtant succombé à la même chose que ceux qui gisent dans la terre de Verdun.

Avec le masque de la sérénité mortuaire, il redevient le grand Alexandre, celui aux multiples aventures. L’homme que chacune attendait , le vaillant mari d’Émilienne .

Un drap lui recouvre maintenant le visage on l’emmènera demain au jardin de repos qui jouxte l’hôpital des fous.

Victime non consentie de la folie des hommes, il rejoint les héros du Valhalla ou du panthéon.