Encore et encore
Comme si cela ne suffisait pas, comme si la gueule béante de la mort n’avait pas assez festoyé, une autre missive arriva dans le village, porteuse de peine et de consternation. Lorsque le facteur arrive, un vent de panique souffle dans les rues. Ses godillots le mènent vers les mères anxieuses, les sœurs apeurées et les épouses terrorisées. Il tend sa lettre, puis baissant la tête sans dire un mot il s’en va. Les mauvais jours, il se fait porteur de terribles nouvelles plusieurs fois.
Mais rarement la mort ne s’éloigne de sa tournée plus d’une semaine.
Devant lui aujourd’hui se tient Eugénie Bouju la femme à Briaud Louis, elle se tient roide sur le pas de sa porte avec Henri et Michel ses jeunes fils. Louis son mari est sur les terres de l’adjoint au maire Charron. Il est son métayer et en plein mois de juillet le travail ne manque pas. D’ailleurs les deux fils s’apprêtaient à le rejoindre pour lui prêter main forte.
Eugénie d’une même tremblante décachette l’enveloppe et lit. Juste un cri avant qu’elle ne s’effondre. Isidore, son Isidore tué à l’ennemi le 20 juillet 1918 à Sommelans dans l’Aisne. C’est un coup de poignard, un coup du destin, lui qui avait été ajourné pour faiblesse a été rattrapé comme des milliers d’autres par le manque cruel d’homme. Au 51ème bataillon de chasseurs à pied, il manque un troupier.
Michel et Henri viennent au secours de leur mère, mais ne savent pas trop quoi faire. C’est Léonie l’institutrice qui se précipite et relève l’infortunée mère.
Encore une vie brisée, encore l’espoir d’une belle destinée qui vole en éclat.
Quatorze, quinze, seize, dix sept, comme une horloge qui égrène les minutes, la guerre égrène ses enfants.
Benjamin Sorlin
Le mercredi 15 août 1918 la 24ème batterie prend place dans les environs de Montaigu dans l’Aisne.
On installe les canons de 220 et les camions débarrassés peuvent aller chercher des munitions au dépôt de Montgobert.
Les batteries presque aussitôt repérées sont visées par des tirs d’obus toxiques.
Le vendredi l’installation s’achève, le maréchal des Logis Sorlin est fier de ses hommes, malgré la fatigue, le travail s’est fait avec dextérité et professionnalisme.
Les batteries sont prêtent au tir, les munitions ont été complétées et le poste de commandement est également prêt.
Dans la nuit du vendredi au samedi, les hommes escomptaient dormir mais les schleus en ont décidé autrement.
Il n’y a pas de blessé seul un véhicule léger est endommagé et une centaine de gargousses ont pris feux.
Le samedi à tour de rôle les hommes dorment pour pouvoir tenir le choc du grand tourbillon qui lentement se prépare à l’état major.
Benjamin dort, mange, s’épouille et écrit une lettre à Adélia, il est confiant en l’avenir.
Car pour lui sans aucun doute la fin de la guerre est proche.
Le dimanche les ordres arrivent, le grand coup est pour dix huit heures, les batteries doivent entrer en action pour appuyer une attaque générale. Le feu doit bouleverser des boyaux et des tranchées.
Le vacarme commence, les canons se déchainent, Benjamin aboie ses ordres. Malgré l’inefficacité du ballon de contrôle les tirs arrivent au but.
La 162ème division d’infanterie peut prendre la position de Nouvron Vingré
Tous ont du garder leur masque à gaz l’épuisement est à son comble.
Dans la nuit précédente la 24ème de Benjamin a reçu 1200 coup d’obus de gaz toxique. Jamais les organismes ne tiendront et plusieurs hommes se sont déjà effondrés sur place.
La nuit du 18 au 19 août n’est pas meilleure, les obus tombent encore et encore. On en compte 800. Dans ses conditions le repos est illusoire, mais l’abrutissement est tel que les hommes volent quelques minutes d’un mauvais sommeil. Benjamin tente de montrer l’exemple, mais ses paupières sont lourdes et sa tête dodeline.
Au lever du jour, ce ne sont que des fantômes, mal rasés, puants, les yeux enfoncés dans le visage, ce n’est pas du café, du pinard, ni même de la gnôle qui va les revigorer.
Les hommes ont à peine le temps de manger, de chier dans leur boites de singe que le bombardement reprend. Des obus de 105 et de 150, reconnaît le sous lieutenant Jonard. On envoie les hommes se mettre à couvert dans l’abri des officiers. Il est presque midi, les soldats tentent de converser pour conjurer la peur, ils ont l’habitude, mais malgré tout cela tape fort, le tir des boches est précis. Soudain un obus frappe juste à l’entrée de l’abri. C’est un carnage, Benjamin est comme soufflé, soulevé de terre . Il sent qu’il a du sang dans la bouche, à moins que cela ne soit de la terre.
Une terrible douleur le tenaille aux les entrailles, il ne voit plus rien n’entend plus rien. Adélia lui sourit, le petit André l’embrasse et Renée de sa petite main l’entraîne.
Benjamin, Joseph Cassinet, Jean Mathon , Ernest Reynes , Guillaume Jouan meurent dans l’explosion, il y a aussi 5 blessés.
Le calme revenu, , un silence de mort plane au dessus de la 24ème batterie, les secours arrivent, les ordres fusent. Dans le désordre un jeune téléphoniste se réfugie dans un abri, il craque nerveusement et au moyen de son arme se suicide. André Bonhenry est le sixième mort.