Benjamin Sorlin
Il fait un froid de gueux, le vent venu du nord balaie les positions, le métal des canons est une arme redoutable, tant il est gelé. Des petits malins ont récupéré des peaux de moutons et s’en couvrent pendant les gardes. Ce n’est guère martial, mais chacun fait avec ce qu’il a.
Benjamin s’est entouré les pieds de vieux chiffons, et s’est enroulé la tête dans un vieux châle. Il ressemble plus à un chiffonnier qu’à un brigadier d’artillerie.
Si le froid est polaire ici au front , il l’est également au Gué d’Alleré, Adélia lui a même indiqué que des gens sont morts de froid à Marans et à la Rochelle.
Il tremble pour elle, mais il est rassuré sur un point elle ne manquera pas de bois de chauffage.
Le capitaine le fait appeler, il est toujours un peu inquiet d’être sollicité par la hiérarchie. Même si il n’a aucun complexe d’infériorité, ils ont tout de même un pouvoir de vie ou de mort sur leurs hommes.
Il lui annonce sa mutation au 86ème régiment d’artilleries lourdes. Cela ne lui plaît guère car il va devoir se forger de nouvelles sympathies et lui plutôt renfrogné n’aime pas cela du tout.
Mais avant il bénéficie de sa permission. Une lettre l’a précédé et c’est avec impatience qu’on l’attend au Gué d’Alleré.
Tous les jours Adélia se rend à la gare, puis un jour son homme est là sur le quai, il la dévisage fait semblant de ne pas la reconnaître pour la faire bisquer.
Puis les deux se retrouvent et s’enlacent, ils sont seuls au monde, plus rien ne bouge, l’univers est figé, plongé dans un silence qu’aucun bruissement de feuille ne vient troubler. La nature en un respectueux moment se tait pour ne pas gêner ces retrouvailles.
Le grand gars endurcit par les horreur de la guerre et la femme forte endurcit par la solitude, pleurent de bonheur, versent des larmes d’amour. Le train en un crachement de vapeur n’altère en rien le halo protecteur de leur joie. C’est un chant, une mélodie d’amour qui s’en va pour apporter son lot de légèreté dans la commune de Saint Sauveur d’Aunis où d’autres permissionnaires descendront et où d’autres bras de femmes se resserreront sur la poitrine des héros.
Joyeusement Benjamin traverse le village en tenant Adélia par la main, il salue toutes ses connaissances, est parfois obligé de s’arrêter, mais il veut faire vite, revoir sa petite et son garçon.
La petite Aimée est sur le seuil de la maison elle joue avec une catin de son, elle voit son père et se jette éperdue dans ses bras.
Même le petit morveux encore aux langes semble lui sourire, il le prend l’élève en l’air pour mieux le voir, le contempler. C’est son trésor, celui qui va hériter de son atelier, de ses outils, celui qu’il formera.
Les journées passées au village sont idylliques, il retrouve l’odeur du ruisseau de l’Abbaye, va se promener dans les marais, va humer la terre lourde de son jardin.
Mais il décide sciemment de ne pas rentrer dans son atelier, il en connait les moindres recoins et saurait retrouver ses outils en fermant les yeux. Alors à quoi bon se faire du mal, il retrouvera bien un jour ses copeaux et ses belles planches de merisier qu’il a gardées pour faire un vaisselier à Adélia.
Il y a aussi les jeux avec ses enfants, il passe des heures à peigner les cheveux soyeux de sa petite, cela fait rire l’enfant et sourire la mère. Il apprend aussi à connaître ce petit bout d’homme qui lui ressemble, ce dernier un peu étonné de cette présence non familière est sur la réserve le premier jour puis s’apprivoise peu à peu.
Puis les époux redeviennent amants, les heures des nuits ne sont pas assez nombreuses, ce n’est que combats, caresses, baisers, ils se font l’amour comme jamais ils ne l’avaient fait, sans retenue, sans barrière. Il la possède et elle le possède. Jamais cela ne cessera, c’est un amour qui sera éternel.
Le matin la mine d’Adélia fait sourire les commères, elle a les jambes qui flageolent et est bonne à rien. Elle observe Benjamin et le trouve beau, un ange revenu de l’enfer, un christ en majesté.
Hélas il est temps, la séparation est poignante de douleur, le train crache de nouveau sa vapeur, la fumée est acre et la stridence aiguë du chant de la locomotive est comme la plainte d’une mère qui enterre son enfant.
Il rejoint sa batterie vers Maison en Champagne c’est dans la Marne près de Vitry le François.
Fini les chevaux et les aléas de la traction animale, le 86ème est motorisé et les canons de 155 sont tractés par des camions.
Il y a 6 groupes de canons longs et six groupes de canons courts, chaque groupe à deux batteries plus une section de munitions
Benjamin est dans le groupement des canons courts. C’est le lieutenant colonel Chaléa qui commande le régiment.
A Maison en Champagne les canons font merveille mais ils sont bientôt déplacés et vont entrer en action pour l’offensive de printemps sur le chemin des dames.
L’ensemble des groupes se retrouvera là bas, le 16 avril c’est la grande offensive, peut être la dernière, alors les hommes, Benjamin en tête s’exécutent avec entrain.
Le but est de détruire les positions ennemies afin que l’infanterie puisse surgir.
Des montagnes de douilles d’obus s’amoncellent, les fûts des canons sont brûlants.
Les hommes s’épuisent, Benjamin a les tympans qui lui font mal, il n’entend plus rien à part un lancinant bourdonnement.
C’est la rançon des artilleurs.