UNE ANNÉE DE LA VIE D’UNE FEMME , SEMAINE 18, la blessure du valet

 

Le temps se mit à la pluie, la période était propice aux averses. Mais comme je vous l’ai déjà conté mon père était pessimiste sur le sujet. Il avait raison les nuages vinrent de l’océan et restèrent comme bloqués pendant des jours et des jours. Les températures elles mêmes chutèrent énormément.

Un matin que je me levais je constatais qu’une mince pellicule de neige recouvrait la cour. Elle courait sur la branche des arbres comme des manteaux de dentelle. Le spectacle pouvait évidemment donner lieu à la contemplation mais la catastrophe n’était pas loin pour nous qui vivions de la terre.

La nature n’était pas toujours prévoyante et nos arbres fruitiers déjà en fleurs ne verraient sans doute pas naître une grosse récolte.

Le blanc paletot ne resta que le temps de faire gueuler mon père, mais la pluie la remplaça, implacable, en franche ennemie, elle se déversa sur nous.

La cour redevint un bourbier et le chemin qui menait chez nous se détrempa un fois de plus. La terre battue de la maison s’humidifia, à certains endroits je pataugeais vraiment.

Mon père une fois de plus s’entêta et embourba la charrette dans les ornières du chemin, le fouet sur la groupe des bœufs se fit lourd mais rien n’y fit, la lourde caisse de bois resta coincée. Je l’entendais hurler comme un charretier, les animaux étaient sourds à toutes les grossièretés.

Le père, Stanislas et Aimé se réfugièrent à la maison quand les éléments se firent déluge. Papa se voyait déjà jeter à la rue, à mendier peut-être comme si il avait une responsabilité quelconque à cette météorologie catastrophique.

Il était certain que les cultures allaient souffrir et prendre du retard. La soudure en grain était déjà dure à effectuer, si celui ci venait à manquer l’année prochaine il en était fait de notre économie précaire.

Il fallut faire rentrer les bêtes et ce ne fut pas de tout repos, elles rechignèrent et c’est là que le drame survint. Victor le grand valet avait soit disant un don avec les bestiaux. Il se faisait fort d’en venir à bout, mais les rafales, les trombes d’eau et le froid, terrorisaient ces pauvres bêtes.

Victor jouait du fouet et de la badine comme un maestro avec sa baguette, mais à un moment il se vit acculer à une barrière et une vache envoya derrière elle un rude coup de patte.

Le valet fut touché au haut de la cuisse, il hurla et s’affaissa dans la boue.

Les autres ne l’avaient pas vu s’écrouler ni entendu crier.

C’est dans l’étable que l’on vit qu’il manquait une bête et le valet.

Nous partîmes à sa recherche et nous le trouvâmes près de l’ abreuvoir. Il n’était plus qu’à moitié conscient, les yeux étaient révulsés et un filet de bave lui sortait de la bouche. Le prenant chacun à une extrémité on le porta à la maison, mon dieu ce qu’un homme peut-être lourd.

On le posa sur la table, rien d’apparent, où était-il blessé? Une goutte d’eau de vie nous le requinqua un instant et il nous montra sa cuisse. Évidemment il m’incombait de le soigner, normal j’étais une femme. On tenta de lui ôter son pantalon mais la douleur fut trop vive il me fallut lui découper le long de sa jambe blessée. Ce que nous vîmes n’était guère encourageant sa cuisse avait pris une couleur violacée virant au noir et ses organes reproducteurs avaient gonflé comme des ballons de baudruche. Que faire, impossible de chercher du secours, nous étions isolés par la pluie. La Gaborinière était comme un vaisseau échoué sur une langue de terre au milieu de l’océan.

Nous ne pouvions rien pour lui, sa cuisse était peut-être brisée. Nous ne pouvions le laisser là alors on le remisa dans la grange sur sa paillasse. A charge d’Aimé de le veiller et de nous prévenir.

On resta à la maison comme en hiver, le père tournait et virait dans l’unique pièce, Stanislas entreprit un peu de vannerie et mes frères s’enfuirent en leur cagibis. Ma fille Marie devait sentir cette ambiance néfaste et se mit à hurler. Ma petite sœur qui ne comprenant guère, était contente d’être avec son père et voulut lui faire quelques papouilles. Elle fut récompensée par une torgnole et se réfugia dans mon jupon.

Victor agonisa dans sa paille, sa jambe il ne pouvait plus la bouger, noire comme une bûche calcinée. Voyant que personne chez nous ne bougeait Aimé prit la décision d’aller chercher sa grand mère. Ne se posant pas la question de savoir si il pourrait accéder jusqu’à elle, ni si il pourrait la ramener, il partit braver les éléments.

Après de longues heures, il revint avec elle, nous aurions dit deux spectres qui avançaient dans notre cour. Mon père ne sut que dire, nom de dieu, nom de dieu.

Il faut croire que Victor était né sous une bonne étoile, la vieille l’ausculta, toucha sa cuisse. Sûr d’elle même, elle déclara que rien n’était cassé et que le temps réparerait tout. Elle se fit même taquine concernant les choses de Victor en disant, ils finissent toujours par dégonfler. Elle lui prépara une sorte d’emplâtre faite à base de plantes et lui apposa.

Victor finit même par s’endormir. Mon père calcula la perte qu’il aurait à nourrir un homme estropié.

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