
La cordonnière n’est plus cordonnière, Véronique n’est plus la femme du père Soulié. Elle est veuve Soulié ce qui fait une grande différence maintenant, toute la différence.
Vraiment cet idiot d’Étienne il aurait pu attendre un peu avant d’aller rejoindre l’ombre des ifs du cimetière Saint Éloi. Juste un peu de temps pour profiter de son fils et de ses petits enfants. Un matin comme tous les autres il est sorti de son lit, chemise à grand pannais lui descendant sur les jambes, son ridicule bonnet de nuit vissé sur la tête et qu’il retirait juste pour mettre sa calotte de toile. Véronique se disait qu’elle ne l’avait finalement vu que peu de fois entièrement dénudé. Un pudique le cordonnier, un taiseux, un solitaire. C’est à peine si elle l’avait entendu se lever une énième fois, la vieillesse fait pisser, disait il. Sans doute vrai à voir la fréquence où il devait soulever le couvercle de son pot de faïence.
Non ce matin là elle dormait profondément, sans doute épuisée par la lutte qu’elle menait contre Irma l’intruse, Irma la voleuse. Elle ne l’avait donc pas entendu se lever mais elle l’avait plutôt pas entendu se recoucher.
Elle rêvait d’un songe trouble quand soudain d’un bon elle se leva, l’appela, cria.
Étienne allongé sur le parquet, la face dans une flaque de pissa, la chemise retroussée, fesses flasques. Situation dantesque, bien qu’elle se doute déjà, elle alla réveiller son fils. Cheveux hirsutes, la tenue en un indécent désordre elle secoua Jean Baptiste. Irma qui n’aimait pas qu’on trouble son sommeil s’apprêtait à morigéner cette foutue belle mère qui quotidiennement la gênait, quand le fils du cordonnier comprit l’urgence de la chose. Il était trop tard le vieux était parti faire des godasses à Saint Pierre.
Un nouveau patron à l’échoppe, une même façon de faire mais une autre façon de le vivre.
Une nouvelle patronne aussi, la veuve n’avait plus le commandement dans la cuisine, dans son salon. Irma méchante disait, la vieille on la nourrit alors qu’elle s’occupe de son vieux cul.
Jean Baptiste était moins cruel, mais laissait faire, Irma jouait la bourgeoise et commandait sa belle mère comme elle l’aurait fait avec une jeune domestique.
Véronique ne montrait pas ses larmes et priait en silence qu’on lui donne la chance d’aller retrouver son Étienne. Ce fut long comme une descente en pente douce, les marches du purgatoire qu’elle se devait de descendre en expiation d’un mal qu’elle aurait commis. Parfois même elle repensait à la vieille Caradine sa voisine et elle ressentait rétrospectivement une sorte de compassion de l’avoir rejetée.
Même la naissance de sa petite fille Marie Louise n’arrangea guère la situation. Elle n’eut pas le droit d’y toucher, de s’en occuper ni même de l’aimer. Elle avait travaillé toute sa vie pour être évincée sans respect par une saloperie sans cœur.
Comme une vengeance céleste face à la méchanceté, elle rigola du désespoir d’Irma de voir mourir ses enfants. Ce n’était pas son problème ses chiards qui ne voulaient pas vivre.
Marie Louise mourut en 1867 à quatorze ans, tout juste le temps d’être aussi bête que sa mère. Étienne n’aura pas le bonheur de travailler le cuir comme son grand père, mort à trois ans en 1859. Ernest ne fit pas mieux que son frère et partit sans bruit le 15 août 1862.
Jean Baptiste, pendant qu’Irma jouait du croupion, se tuait à l’ouvrage pour maintenir une aisance digne d’un bon cordonnier. C’est à dire de fait, pour ne pas crever de faim et cacher les pièces qui comme une mosaïque couvraient son séant.
Véronique n’est plus veuve, mais défunte, elle, mémoire de la rue Saint Sauveur n’est plus. Une dernière fois elle descend l’escalier vermoulu, les pieds devant comme le veut la tradition.
Elle a 77 ans, il est grand temps.
Jean Baptiste qui avait pris la succession de son père mourut en 1894 non loin de la rue Saint Sauveur au 1 de la rue du port.
Irma sa femme mourut rue Saint Sauveur dans l’antique appartement des cordonniers le 16 juin 1892.