PAR LE REGARD D’UNE FEMME, ÉPISODE 11, LES YEUX DE LA VIEILLE

Il est maintenant temps de clore mon histoire, la pièce est bientôt terminée et je gage que peu de personnes applaudiront au théâtre ce  que fut ma vie. Je suis assise près de la cheminée, j’ai froid malgré le feu qui rougeoie dans un tonnerre de crépitements. Ma couverture, mon chat roux qui se tortille pour une caresse, voilà bien les seules témoins de mon attente. Je suis chez ma fille, elle a consenti à me prendre, mon dépérissement et ma pauvreté lui ont fait finalement honte. C’est que à force de persévérance la diablesse aux cuisses légères a atteint son but. A la mort de sa maîtresse elle est devenue de maîtresse à maîtresse elle même. Maintenant comme un régisseur elle dispose de tout, des bêtes, des terres, des valets, des servantes et surtout de son mari. Elle le tient par les choses de la vie aussi sûrement qu’un bouvier tient ses bœufs avec un joug.

Il eut donc été de mauvais ton qu’une telle réussite soit ternie par une vieille mendiante, grabataire et inscrite comme indigente sur les registres de la mairie.

Elle ne me témoigne guère d’amour, je suis tolérée et finalement cela me suffit. Mon gendre qui finalement est guère plus jeune que moi finira j’en suis sûr auprès de la cheminée avec moi où comme moi selon les circonstances. Je ne fais rien de mes journées, il n’empêche qu’elles filent, encore une journée passée, encore une journée de moins.

Il y a aussi mon fils de retour des armées, il est là à roder, feignant comme un fonctionnaire, bête comme un caporal. Sa sœur l’a embauché, il se croit tout permis et commande presque en maître. C’est un nuisible qui tourne autour de sa proie, il sent l’héritage comme un loup sent le sang, parfois je le devine prêt à faire un mauvais coup pour accélérer la consumation de son beau frère. Mes deux fruits feraient un beau couple lui terrible et idiot, elle terrible et intelligente. De ce fils j’en ai presque peur, lorsqu’il déclame avec véhémence qu’il faudrait faire aux vieux ce qu’on fait avec les canassons de réforme, il me regarde toujours avec un sourire dédaigneux.

Sans doute est-ce de ma faute, trop occupée à le nourrir je ne lui ai pas donné assez d’amour. On se rend compte de telles choses qu’après coup, lorsqu’on ne peut faire marche arrière.

Les yeux fixés sur les flammes je crois voir dérouler le cours de ma vie. Pourquoi d’ailleurs ai-je eu une vie, pourquoi une vie de labeur constante de misère, de tracas pour échouer sur un vieux fauteuil, inutile à tous?

Je ne peux faire le décompte, parfois j’ai eu des moments de bonheur, c’est indéniable mais la balance pencherait-elle du coté bonheur ou coté malheur. Se poser la question c’est sans doute y répondre.

Ne trouvant guère de réponse dans les yeux des miens je me suis tournée vers les belles phrases du nouveau curé. Il sait y faire comme un diable, il vous retourne, vous baratine, à l’en croire l’ensemble de mon œuvre, ne fut que bénédicité. Une fameuse réussite, un succès, quand sait -il ce gros bonhomme cossu en soutane?

Voila qu’il me parle d’un paradis, un monde merveilleux, peut être mais j’aurai préférée le vivre sur terre ce joli monde. Vivre un paradis terrestre vous aide sans doute à affronter un passage éventuel dans un paradis incertain dont jamais personne n’est revenu pour nous en raconter les délices.

J’écoute donc mon sauveur des âmes et je me confesse à lui de tous mes péchés. Bien sûr assise à longueur de journée ils ne sont guère bien méchants. C’est ce que je croyais mais devant la noirceur apparente de ma pensée le père c’est un peu affolé.

A voir ses yeux j’étais femme adultère, avorteuse, sodomite, voleuse , sorcière, meurtrière, une malheureuse perdue à jamais. Moi je ne pensais guère à mal, de lui confier que je ne croyais guère en une vie dans l’au-delà. Si j’avais été plus jeune il m’aurait condamnée à porter le cilice, mais ma vieillesse fit que je dus réciter des prières.

Une vie passée, presque terminée, quels regards portera t’ on sur moi dans les ultimes instants. Je pressens qu’ils seront dénués d’aménité, j’en ai des larmes qui me viennent,un si long passage pour partir sans l’ombre d’un amour.

Mais il y a presque pire que ce départ sans amour, il y a aussi la disparition de votre souvenir. Combien d’années, combien de jours ou pour moi compterons nous simplement en heures.

Je fais la prière qu’à pour le  moins une simple fleur sauvage ne vint coloniser le tertre où je vais reposer et que dans sa floraison mon âme s’y épanouisse.

5 réflexions au sujet de « PAR LE REGARD D’UNE FEMME, ÉPISODE 11, LES YEUX DE LA VIEILLE »

  1. Au fil des histoires et des mots, je me suis laissée  » happer » par vos différents récits, toujours emplis de vérités et écrits avec beaucoup de tact et de douceur malgré les maux de ces dures périodes …
    C’est comme un film qui qui dévide les écheveaux de toutes ces vies si dures …..
    Estimons nous heureuses de vivre au 21 siècle !!!!!
    Tout n’était pas mieux avant !!!😊

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