De chacun je gardais un petit souvenir, de Léon j’avais la pipe, de Louis une casquette et une canne qu’il avait sculptée et de Aimable j’avais tout mais surtout mon beau buffet.
Tous ces objets comme des reliques trônaient sur mon beau briard ciré et épousseté tous les jours, j’y avais rajouté un crucifix une branche de laurier bénie aux rameaux et bien sûr ma bougie de la chandeleur. Ainsi, je pensais tous les jours à ces messieurs.
J’avais appris que le père de Rosalie était mort et j’espérais aussi la mort de mes soldats violeurs.
Heureusement pour m’égailler j’avais mes deux pisseuses et l’Alexandre qui malheureusement allait devoir rejoindre la cohorte des enfants esclaves dans nos grandes fermes briardes.
A entendre parler au village, je me demandais s’ il ne serait pas mieux dans une usine ou une manufacture de grande ville. Nous pourrions comme il n’était pas bête lui trouver un maitre qui lui apprendrait un travail honnête.
J’en parlais à ses oncles, tous furent unanimes la ville n’était pas bonne pour un orphelin de la campagne, lieu de perdition , de débauche et aussi de misère. N’en parlons plus, il sera charretier comme la plupart des Ruffier.
Je le revois encore partir son baluchon à la main, pas même un regard pour moi, tellement pressé de vivre sa vie.
Pour les petites, je tentais de les mettre en garde sur les écueils de la vie afin qu’elles ne reproduisent pas le schéma de leur mère et de leur grand mère. Non pas que je ne leurs souhaitais pas de belles aventures mais je tenais à leur inculquer que suivre le chemin coutumier était aussi une bonne chose.
Ces deux chipies m’entouraient de prévenance surtout pour me soutirer des douceurs, mais je savais aussi manier les brassées d’orties et croyez moi plus d’une fois leurs jolies fesses tendres ont eu à rougir.
Parfois le dimanche j’étais invitée chez les uns et les autres, la vie passait et je devenais une vieille femme.
Mais je n’en avais pas fini avec les avanies, cet idiot de Victor sensé m’accompagner en mes vieux jours avait décidé de mourir avant moi.
Comme je vous l’ai dit Victor lichait pas mal, un petit coup par ci un petit coup par là, jamais à refuser. Depuis qu’il était cantonnier, il avait à faire avec beaucoup de monde et ne dédaignait pas d’accepter un petit verre de goutte.
Depuis qu’il n’avait plus Rosalie, il s’attardait au cabaret et revenait chez nous dans un sacré état. C’était sa façon à lui de lutter contre la solitude. Raisonnablement saoul il était gentil, cajolait les petites et me disait des blagues, par contre quand il rentrait ivre mort et qu’il fallait qu’on le couche l’affaire était plus difficile à traiter. Un poids mort le gros Victor et avec les filles on avait peine à le mettre au lit tout habillé.
A ce rythme son corps s’abima , il prit du ventre et son teint se violaça, son nez devint difforme et on avait l’impression qu’il exsudait par tous les pores, de l’eau de vie.
Le Victor devint un peu la risée du village et mes petites filles prirent honte de leur père. Il fut question de le virer de son emploi car souvent au lieu d’entretenir les fossés il y dormait.
C’est sûr il ne se trouverait plus de femme, à moins d’un changement radical. Il n’en fut rien, l’ivresse fut sa compagne et lui resta malheureusement fidèle.
La maladie vint se mettre et son corps délabré et ne put combattre, après la fête de tous les saints de l’année 1862, il se coucha pour ne plus se relever.
Quarante cinq ans, ce n’était pas un âge pour mourir . Mon gendre, mais aussi mon compagnon bien involontaire de vie s’éteignait, décidément j’allais voir mourir tout le monde.
On enterra dignement le bonhomme, les âmes pieuses dirent qu’il l’avait bien cherché, peu en fait le pleurèrent. Ses ainés partis depuis un moment, renâclèrent à payer les obsèques et il fallut que moi j’en rajoute un peu afin qu’il ne soit pas jeté aux indigents.