
J’étais bien revenue du panthéon de l’illusoire bonheur, de l’instant fugace qui fait que votre vie bascule vers un fleuve de bénédicité. J’avais bêtement cru qu’après la pluie viendrait le beau temps que l’obscurité terne de mon existence ferait place à un glorieux paradis. Pourquoi cette impression m’était-elle venue, la mort de mon mari n’ouvrait pas un boulevard dans mon lacis de ruelles, elle augmentait simplement les difficultés matérielles. La délivrance morale, la délivrance légale, la délivrance conjugale ne vous délivraient nullement de la basse matérialité de l’existence. J’étais confrontée depuis mon plus jeune âge à un statut de tutelle, la rude poigne du père pouvait perdurer dans celle du mari. A la seule différence que sur ce dernier vous aviez un moyen de pression, en vérité pas toujours efficace mais tout de même. Le mien de bonhomme avait été ni mieux, ni pire que les autres. J’avais connu la pluie et le soleil conjugal, les douces brises et les tempêtes, des instants de douces caresses comme des troussages à la hussard.
Maintenant qu’il n’était plus là, il fallait continuer à se nourrir et il fallait nourrir le bébé. Ce gros bêta n’en avait fait qu’à sa tête et il avait survécu, un joyeux poupon à l’organe masculin bien dessiné, braillard et goulu. Il me dévorait, me consumait, il prospérait de ma chair. Un fameux boulet avec une chaîne impossible à rompre pour une veuve, voilà ce qu’il était. Maintenant qu’il s’ébattait en la belle liberté que je lui octroyais, j’étais plus libre, mais le combat que j’avais sans cesse mené, avait laissé des stigmates. Je m’étais commise à quelques aventures masculines sans lendemain mon statut de veuve m’autorisait des petites fantaisies, mais aucune ne m’avait satisfaite. Peut-être une vague sensation d’être encore une femme d’être prise ou de se donner comme l’on voudra mais jamais l’instant d’extase que j’osais appeler de ma fougue vieillissante.
Pendant que j’achevais ma destruction, ma fille était passée de servante et fille à vacher à servante et fille à patron. Elle jubilait de sa réussite mais les coups de reins des employés étaient les mêmes que ceux de l’employeur. Elle jubilait de sa puissance relative mais oubliait la présence encore de la légitime, ce qui l’empêchait pour le moins d’être la réelle patronne. Elle en pleurait de dépit et se demandait quand allait crever la grosse vache qui l’éreintait sous les travaux les plus durs pour se venger de sa mésaventure conjugale.
Au lavoir j’étais donc passée de veuve à mère de catin, cela me tourmentait malgré que cela ne me fisse pas grand chose que la gueuse mania ses jupons de cette façon, mais je n’y étais pour rien et c’était injuste.
Un jour je crus bon de me mettre en ménage avec un journalier veuf comme moi. Nous avons eu un peu de mal à vaincre la résistance populaire qui jugeait mal de notre union libre mais l’on passa outre. Le curé me sermonna, le maire m’engueula, ma fille rigola et mon fils vit rouge.
Comme je ne savais plus quoi faire de mon corps il s’en occupa. Il ne sembla pas se préoccuper de mes défauts physiques, je lui en savais gré et j’étais donc toute à lui sans pour cela il me semble l’aimer d’un amour trop inconsidéré. J’aurais sans doute pu vivre le restant de mes jours avec lui si il n’était point né une haine farouche entre mon fils et lui. Ce fut terrible, une guerre longue et sournoise, une bataille rangée sans cesse recommencée, un tournoi dont le perdant fut de fait une perdante.
Un soir je ne vis pas rentrer mon veuf, il avait choisi la capitulation et jamais il ne revint. Mon fils triomphant de sa jeune gloire me fit comprendre que de manant il était passé seigneur. N’ayant que moi comme vassal il en profita largement. Sans doute m’aurait-il battu si par le plus mauvais des hasards il n’avait tiré un mauvais numéro.
On est très bien seule, du moins c’est ce que je me suis dite dans les premiers temps. Mais la solitude s’avéra bien pesante, lorsque la porte était close que la nuit m’enveloppait dans ses bras malins, je pleurais.
Le lit était froid, humide et la brique chaude ne remplaçait en rien la chaleur du corps d’un compagnon. Je m’endormais péniblement, toujours des cauchemars me réveillaient sans que j’eusse eu l’impression de m’être endormie. Pourtant de nature non peureuse, je sursautais d’un rien, un hululement lointain, un meuble qui craque, une souris qui gratte, le vent qui chante, la pluie qui bat contre la fenêtre.
Le matin était aussi terrible que le soir, aucun bras pour vous retenir au lit, un silence monacal non agrémenté par quelques matines. J’avais l’impression d’être déjà morte, murée dans un isolement de cimetière. J’en étais même venue à guetter le moindre passage une vieille folle qui observait le monde à travers son rideau. Je me détestais.
ET SI VOUS AVEZ RATÉ LE DÉBUT
PAR LE REGARD D’UNE FEMME, ÉPISODE 9, LES YEUX DE LA VEUVE
PAR LE REGARD D’UNE FEMME, ÉPISODE 8, LES YEUX DE LA FEMME MURE
PAR LE REGARD D’UNE FEMME, ÉPISODE 7, LES YEUX DE CELLE QUI PORTE
PAR LE REGARD D’UNE FEMME, ÉPISODE 6, LES YEUX DE L’ÉPOUSÉE
PAR LE REGARD D’UNE FEMME, ÉPISODE 5, LES YEUX DE LA FEMME QUI DÉSIRE.
PAR LE REGARD D’UNE FEMME, ÉPISODE 4, LES YEUX D’UNE JEUNE FEMME
PAR LE REGARD D’UNE FEMME, ÉPISODE 3, LES YEUX DE L’ADOLESCENCE
PAR LE REGARD D’UNE FEMME, ÉPISODE 2, LES YEUX DE L’ENFANCE
PAR LE REGARD D’UNE FEMME, ÉPISODE 1, LES YEUX DE LA FILLETTE