
Mes yeux s’ouvrent soudain, elle a disparu. Je scrute la chaise, il n’y a plus rien. Comme à chaque fois je m’interroge, est ce bien réel où la vision déraisonnable d’un être débilement malade.
Je retourne mon sablier, et de nouveau je ferme mes yeux, rien ne m’apparaît, elle est sans doute capricieuse ma vieille dame.
Il paraît et ce n’est pas moi qui le dit, que les événements passés conditionnent et influent sur notre vie. Une part de vrai sans doute mais aussi une part de commerce pour des psychologues en mal de consultant. Comme j’ai le temps, mon cerveau exacerbé par mon immobilité soupèse le moindre événement de ma vie. Moi j’appelle cela un effet cascade, je suis le fruit de l’éducation de mes parents et ils ont indirectement ou directement influencé ma vie, c’est une certitude il n’y a pas à y revenir. Nous avons subit leur influence, comme eux avait subit l’influence de leurs parents, la vie de mon arrière grand mère Aimée a donc pu jouer un rôle dans la mienne. Le fil est tenu convenons-en.
Je le retourne encore ce foutu sablier, reprenons.
D’elle même, mon aïeule ne m’a rien raconté, je ne sais ce qu’elle aimait, ce qu’elle pensait, ce qui la faisait souffrir. Mais elle fit toutefois une notable exception en me racontant sa mort.
Nous sommes en mars 1917, la mort est partout et la victoire contre l’Allemagne est encore loin d’être acquise. Des centaines de milliers de jeunes gens sont déjà au paradis des innocents. A Sablonnières les habitants de la belle étoile ont déjà entendu le grondement du canon. La proximité de la Marne et de l’Aisne font qu’un va et vient incessant de soldats de toutes nationalités gravitent en ces parages. Comme tous les lieux de passages où tous les lieux de concentrations favorisent les développements de maladie, Aimée n’est nullement inquiète quand elle est prise d’une légère fièvre.
Elle m’explique qu’elle a continué à travailler mais que le retour du village avec son panier de linge a été pénible. Le soir elle reçut une lettre d’Edmond qui lui disait l’inquiétude d’être au front. Puis ce fut Charles son troisième qui lui rendit visite avec la Thérèse sa femme. Ils ne restèrent guère, la petite Renée qui ne lâchait pas la mamelle de sa mère beuglait comme une perdue et la plus grande Madeleine piaffait d’impatience pour rentrer à la soupe. Ce fut un soulagement que de les voir partir , la fièvre avait monté et elle alla se coucher. Jules qui n’avait jamais vu sa femme malade s’inquiéta. Achille rassura son frère Paul qu’un rien inquiétait et qui handicapé de naissance avait bien plus besoin de sa mère que les autres.
La nuit fut terriblement longue, agitée, angoissante. Aimée inondée de sueur, tremblante de froid, s’angoissait, elle fut incapable de se lever le lendemain.
C’était un peu une révolution dans la maison, la mère qui ne se levait pas, plus rien n’allait, Jules tournait en rond et les garçons sans cesse geignaient que la soupe soit froide.
Tous avaient à faire, alors ils la laissèrent. La pièce soudain vide, Aimée sombra dans une peur indéfinissable, et si elle mourait maintenant seule, isolée, sans que personne ne lui tienne la main. Elle eut peur, mais courageusement elle tenta de se lever. Sa tête tournait comme après une valse,ses jambes flageolantes avaient du mal à exercer leur office. Puis elle eut une quinte de toux, puis une autre, épuisée, la poitrine brûlante elle se recoucha n’ayant pu finalement se soulager dans le pot de faïence.
Lorsque son mari rentra, accompagné de ses fils, il la trouva exsangue, pâle comme la mort, ses cheveux humides de sueur cascadaient en un désordre terrifiant sur ses joues creusées. De sa main faible elle fit comprendre à Jules qu’elle avait une chose à lui dire. Il se pencha et imperceptiblement lui susurra quelques mots.
Le père fit sortir les garçons et demanda à Gaston de courir prévenir le médecin. Puis doucement comme un amant ôte les vêtements de celle qu’il désire il enleva la chemise souillée de sa femme. Il fut de même avec le drap et gentiment, amoureusement déposa un baiser sur le front brûlant d’Aimée.
Le médecin arriva et examina la malade, il avait déjà au cours de sa tournée vu des cas similaire.
Le diagnostic n’était guère bon, le docte homme fut impuissant à conjurer l’avance de la maladie. La fièvre ne baissait pas et la toux continuait inexorable un travail de sape. La respiration devenait difficile, saccadée, filante. La famille se relayait avec les voisines, Jules spectre tremblant ne comprenait pas pourquoi sa femme si jeune encore se terrait maintenant dans les bras de la mort.
Il n’avait rien prévu de tel, la mort sans doute rodait-elle autour de la famille mais elle planait plutôt au-dessus des têtes des garçons qui étaient au front.
Diablerie, pied de nez à la vie, Aimée mourut le 27 mars 1917 à l’age de 55 ans. Elle repose au cimetière de Sablonnières entourée de ses enfants et fut rejointe bien plus tard par son mari Jules.
En ces temps de malheur où la jeunesse de France et d’ailleurs, tombait comme des giboulées de printemps, rodait déjà une autre mort. Elle ne se substituerait pas tout de suite à celle de la guerre, mais l’accompagnerait dans son œuvre de destruction. Cette dernière ne se contentera plus de jeunes garçons mais frappera indistinctement toutes les chairs. Aimée fut-elle victime de cette pernicieuse criminelle en un temps où les médecins ne s’accordaient pas encore pour l’appeler l’espagnole. En tout cas moi sur mon lit de misère je me souviens que ma mère pourtant peu au fait des histoires de famille attribuait à cette grippe la mort de sa grand mère.