
Le temps va être long, alors chacun s’affaire, une chape de plomb vient de se refermer sur le ménage heureux des Mareschal.
Dès l’aube par l’indiscrétion des uns et des autres, toute la rue prend connaissance de la nouvelle. L’univers feutré et familial de la rue de l’Escale est comme frappé par un séisme, la petite que tout le monde connaissait était le symbole de la résistance à la mort. Chacun vibrait lors des bulletins de santé qui s’improvisaient à chaque visite médicale. On s’enchantait de la voir de nouveau se promener, encadrer de sa petite bonne et l’on s’alarmait de la savoir de nouveau alitée.
Tous veulent rendre un dernier hommage et il faut vite rendre l’enfant présentable. Une dispute survient, doit on ne rendre visible que son visage et ses mains où bien l’exposer comme un gisant vêtu de ses plus beaux atours.
Devant la vilaine dégradation du corps, il est plus sage d’ en montrer le moins possible, son doux visage encadré de son plus beau bonnet de dentelle apparaîtra comme en majesté et ses mains jointent en prière d’où émergeront les grains d’ivoire posés en îlot sur la courtepointe, sembleront adresser au ciel une dernière prière.
Soudain la rue se gorge de voiture, une foule s’agglutine, le bruit de la mort de la fille de l’imprimeur et directeur journalistique a fait le tour de la ville.
On se presse, on veut présenter ses civilités aux parents. Gustave et Claire n’ont guère le choix, ils se préparent à une rude journée. Tout d’abord ce sont les ouvriers typographes qui sont admis, la petite les connaissait tous et depuis l’enfance gambadait parmi eux. Ensuite toute la rue est là , la famille Babin, Zoé Bernon, Zoé Bredif sa fille, Lidie Admyrauld sa petite fille.
François Daviaud et sa femme Élisabeth se dandinent sans savoir quoi faire devant leur petite voisine, Charles Martin le bourru tonnelier laisse échapper une larme sur ses joues rugueuses. Tout le monde est admis, on serre plus de mains à un enterrement qu’à un mariage.
Le maire de La Rochelle monsieur Adolphe Beaussant en personne arrive accompagné d’Adélaïde Saint Marc son épouse, suivi par Jean Jacques Marquet son adjoint et officier d’état civil. On s’attarde peu devant le corps, Gustave offre le café, on discute, on se dit des banalités.
Avec discrétion c’est l’évêque Clément Villecourt et Auguste Courcelle son grand vicaire qui viennent adresser leurs condoléances aux parents et qui dans l’intimité de la chambre mortuaire prient pour l’éternité de l’âme d’Alice.
La journée passe rapidement, entre le défilé qui ne faiblit pas, les formalités à accomplir, les faire parts à publier, la famille lointaine à faire prévenir. Gustave et Claire n’ont pas un moment à eux.
La grande presse des premiers jours s’atténue peu à peu, l’enterrement aura lieu le 20 mai, cela fait beaucoup d’attente en ces premières chaleurs. Le visage d’Alice qui est passé par une phase de sereine beauté n’est plus maintenant qu’un masque hideux, l’odeur douceâtre des première heures a fait place à une cruelle puanteur. Les herbes et les parfums ne suffisent plus, il faut mettre en bière la petite. De la foule des premières heures, il ne reste plus que les intimes et la famille.
Les tantes ont été merveilleuses, soutenant leur frère et leur belle sœur comme Atlas supportant la voûte céleste.
Le 20 mai il y a embouteillage de voitures jusqu’à la porte royale, tout le beau monde de La Rochelle est là, le milieu journalistique de la Charente inférieure est aussi présent. Toute la rue de l’Escale est là hormis Zoé Bernon qui a fait un léger malaise dû à la chaleur.
Claire n’a plus de larmes depuis longtemps et est presque heureuse de savoir que sa fille était aimée à ce point, même si elle ne se leurre pas, car la plupart des gens sont venus pour Gustave.
Dans une allée du cimetière, deux détachements du 61ème régiment d’infanterie font masse et remercient par leur présence le fait que Gustave soit l’avocat des soldats du régiment, lorsque ceux ci passent en conseil de guerre. Monsieur Mareschal est infiniment touché par ce geste.
La gamine est en terre, c’est maintenant pour les parents le gouffre de la vie sans elle qui s’ouvre, une éternité de vide.
Corps las, ils se retrouvent seuls chez eux autour d’une table vide. La bonne a nettoyé les stigmates de la folle semaine, le silence règne.
Mesdames tantes sont restées dans leur appartement voulant préserver une intimité aux deux parents affligés.
Gustave connaît le remède à son malheur et sa femme Claire également, les deux vont se jeter à corps perdu dans la grande aventure de leur vie. L’imprimerie et le journal seront leur consolation.