LES SACRIFIÉS DE L’ILE DE RÉ, PARTIE 1 LE DÉPART

LES SACRIFIÉS DE L’ILE DE RÉ

Pierre,comme bercé par la clapot qui venait du pertuis Breton, regardait s’éloigner les murailles de la citadelle de Saint Martin. Peu à peu la haute protection se rapetissait laissant paraître bientôt un simple trait. Lorsqu’il se tournait, il voyait les falaises de la Repentie, lieu de son débarquement, blanches, se mêlant aux nuages bas, elles ne paraissaient guère menaçantes. Un peu plus loin vers le sud, il voyait les hautes statures des clochers et des tours de La Rochelle. Il ne savait où donner de la tête, il essayait de tout embrasser. Un étourdissement, un vertige des grands espaces lui prenaientt, il se concentra et observa les marins qui souquaient ferme maintenant que le vent contraire forcissait et que la marée n’était plus favorable.

La légère embarcation qui faisait la navette entre l’île et le continent semblait bien chétive face à l’immensité. Chacun à chaque fois que la proue sortait de l’eau, éprouvait une angoisse grandissante.

Aucun des marins ne semblait bien sûr inquiet, ils ramaient, réajustaient les voiles avec une sérénité et une confiance qui pour Pierre frisait l’inconscience.

Étonnamment Pierre et la plupart de ses compagnons n’avaient jamais franchis la mince barrière océane et touchés du bout du pied le continent français. Ils étaient avant tout des îliens et surtout des Arsais.

Pierre Bigot qui était né dans le village d’Ars en ré le 16 juin 1848, n’avait jamais franchi la frontière du Martray, ce mince chemin qui reliait les deux parties de l’île de ré.

Son univers fait de marais salant était le seul qui vaille.  Pourquoi partir ailleurs, pourquoi visiter d’autres lieux, sa vie était là et il comptait bien marier une fille de sauniers. La belle lui apporterait quelques ares de marais, lui ferait un où deux garçons. Heureux dans leur chez eux ils vivraient sans soucis et sans se préoccuper d’un monde qui ne serait pas le leur.

Légèrement tourmentés par la houle tous avaient hâte de débarquer mais le pertuis bien que pas très large était du fait des courants assez difficile à franchir. Certaines navettes avec le continent étaient munies de grandes cheminées qui laissaient échapper une fumée acre mais qui faisait fi du vent, des marées et des courants. Les mousses disaient que l’avenir passait par là et le pilotin lui disait que c’était la mort du métier. Une nuée de mouettes volait en ricanant autour des futurs soldats comme déjà pour les habituer au croassement des corbeaux noirs des champs de bataille.

Enfin ils posèrent le pied sur les galets ronds de la petite crique, l’embarcadère en bois semblait au fond de sa vie, vermoulu, branlant, n’attendant qu’une ultime tempête pour enfin retourner à la tranquillité d’un simple morceau de bois.

Pierre eut un pincement au cœur, l’île , son île avait disparu, avalée par un banc de brume épais qui ne tarderait pas à les envelopper à leur tour.

Avec leurs maigres affaires ils prirent le chemin de la grande capitale de l’Aunis et préfecture du département de la Charente inférieure.

Ils étaient une bonne dizaine à s’étirer sur le chemin, Pierre connaissait évidemment ceux de son village et c’est instinctivement avec eux qu’il devisa en outrant sa joyeuseté.

Exubérance qu’il n’avait pas sur ses bosses à blé mais qu’il mettait en avant ici pour masquer sa peur de l’inconnu.

Jules Héraudeau son copain depuis toujours lui collait le train, lui aussi était un étranger dans ces terres à vignes qui entouraient La Rochelle. Jules pestait depuis le départ car de par sa petite taille il se croyait exempt. Sa corpulence était celle de sa race, petite, courtaude, le membre court, mais d’une solidité à toute épreuve. Né des hanches étroites de la Pélagie Rabosseau et du vigoureux Pierre, le Jules comme ses nombreux frères et sœurs trimaient sur de minuscules marais qui les nourrissaient à peine. L’on disait que le cul de la Pélagie pondait des drôles comme une mère canne , peu lui apportait les racontars, elle filait au marais et à la côte par tous les temps, indestructible malgré sa frêle apparence.

Donc le Jules faisait bien ses 153 centimètres et était apte à se faire casser la gueule pour l’empire.

Derrière Pierre et Jules déambulait Étienne Giraudeau lui aussi d’Ars en Ré, lui aussi saunier. Il avait le même âge que ses compères, c’est une évidence; on envoie pas mourir les vieux. Il laissait ses parents et sa petite sœur. Par bravade il ne s’était pas retourné pour les saluer lors de son départ ce matin, maintenant il le regrettait déjà et voyait les larmes de tristesse qui coulaient sur les joues d’Eugénie sa mère et il entendait les hoquets de désespoir de sa petite sœur.

Lui n’avait guère le physique du pays, il était plutôt grand, plutôt blond et plutôt blanc de peau, les mauvaises langues disait que sa mère Eugénie à l’époque une jeune beauté avait batifolé avec un enseigne de vaisseau en convalescence à l’hôpital de la marine. Certains même plus avisés sans doute juraient que son jupon était plus souvent levé que baissé. Étienne avait fait sien d’un chiard blond alors qu’il était lui même noir comme un maure et que la Eugénie avait le teint d’une ibérique. C’était pour sûr de l’histoire ancienne qui ne regardait personne, le Étienne était bien un fils des marais salant et cavalcadait avec son père biologique ou autre.

Pour parfaire l’assemblage le hasard avait désigné le Louis Penaud, 23 ans même profession , même origine un dur saunier, bagarreur, colérique cherchant noise après boire et rude trousseur de jupon. Il était le seul à connaître La Rochelle et ne se gênait pas pour conter toutes les fredaines qu’il avait soit disant réalisées dans les tavernes et les bordels du vieux port. A sa décharge il décrivait merveilleusement bien les merveilles de la cathédrale, les beautés de l’église saint Sauveur et la blancheur de la porte Saint Nicolas qui vivait ses dernières heures. Il racontait l’agitation au marché, les femmes en coiffe, les uniformes des marins, les paysans des environs qui déposant leurs chevaux dans les écuries de la rue du minage commerçaient ensuite bruyamment. A l’écouter le temps paraissait moins long, et les compagnons à son récit voyaient aussi les voiles des bateaux de pêche dans le port et les ombre des tours saint Nicolas et de la Chaîne qui se reflétaient dans les eaux troubles du chenal. Il les invitait aussi à aller se faire tirer le portrait rue Chaudrier chez Théophile Cognacq pour avoir un souvenir à envoyer à la famille. Tout cela les faisaient sourire, eux qui n’avaient même pas de quoi se payer une chopine.

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