CONFIDENCE DE VILLAGE, LE DOYEN ET SA BELLE FILLE, PARTIE 2

                                           Paysan assis ( Paul Cézanne )

Il va à l’unique fenêtre, la maison est plongée dans le noir total, des braises mourantes éclairent seules le sombre tableau d’une femme en chemise et bonnet de nuit qui s’apprête pour le coucher. Il la voit et sait qu’elle la vu, il pourrait ameuter le quartier. Le maire habite près d’ici, il la ferait ouvrir et revenir à plus d’humilité. Mais la honte le retient, il n’a jamais rien demandé et ce n’est pas nonagénaire qu’il va commencer. Malgré son insistance, elle fait fi des chocs sur sa vitre, de sa porte qui branle, du vieux qui peste et piétine dehors au froid. Elle se doit de le punir, il rentre tard, ce n’est pas une auberge, il y a des règles. Elle n’est pas là pour servir cet oncle par alliance, ce n’est pas son père, ni son beau père, elle ne lui doit rien. Ce goinfre mange toute sa pension, il n’en reste rien au ménage. Pourvu qu’il crève, vivement qu’elle trouve l’intimité qu’elle n’a jamais eue et qu’elle est en bon droit d’attendre. De toute façon quoi qu’il advienne le pécule de l’oncle lui reviendra, alors à quoi bon le chérir. Ce fou va casser un carreau, il va alerter les voisins, Jean ne va pas être content.

Sa face hideuse lui fait face à travers la fenêtre sale, ce n’est pas qu’elle soit spécialement méchante, mais elle en a marre de sa présence. La haine a couvé doucement et s’est insidieusement propagée dans son esprit. Elle ne supporte plus son odeur de vieux tabac, son bruit de succion lorsqu’il boit sa soupe ou qu’il fait chabrot. Elle n’en peut plus de frotter au lavoir ses vieilles guenilles. Elle ne peut à l’évidence le punir comme un enfant, mais elle bout de ne pas pouvoir le battre, de le plier, de le mettre à sa merci. Alors ce soir en expiation de ses souffrances de femme, en expiation d’un mal profond, l’oncle, le vieux va dormir ailleurs que dans son lit. Oh elle ne croit pas qu’il sera bien malheureux, la paille dans l’étable est bonne, il y sera au chaud.

Louis a compris, la porte ne s’ouvrira pas, il se dirige vers l’appentis, à tâtons manquant à chaque pas de tomber. Il connaît les lieux et va se glisser dans la paille, la Joséphine lui tiendra chaud.

Malgré la tiède douceur animale, il a froid, son corps refuse cette dure épreuve. Une angoisse profonde bloque sa respiration, il va mourir seul comme un vieux chien galeux, il le suppute.

Son ventre lui fait mal, il a faim, son estomac se révolte, la saloperie bien au chaud le ventre plein va pouvoir jouir de la tranquillité d’une maison vide et du sentiment de puissance qu’elle tirera de sa victoire.

Lentement, les heures s’égrainent , le sommeil ne vient pas, alors il repense à sa vie, à sa jeunesse dans les Deux- sèvres. Il revoit son père et sa mère, la révolution, les soldats de l’empire. Il revoit le retour haineux des nobles. Il sent la terre qu’il a travaillée toute sa vie et qui bientôt va le reprendre.

Il pleure maintenant de son existence qui a filé, de ce qu’il n’a pas fait, des femmes qu’il n’a pas caressées, des breuvages qu’il n’a pas gouttés. Il délire, son corps se trempe d’une mauvaise sueur, il s’endort dans un univers teinté de cauchemars. Puis le jour pointe, un coq chante, un chien aboie, la vache bouse, il se lève titubant d’une mauvaise courbature. Il pisse au fumier, la porte de la maison est ouverte, Emilie est habillée de pieds en cape, le feu gronde, la soupe est prête, il pénètre dans la pièce, s’assoie à sa place.

Émilie lui sert un beau breuvage épais et d’une voix douce lui dit

 » Alors le père Louis vous avez bien dormi  »

Louis Fraignaud s’éteignit au Gué d’Alleré le 21 mars 1855, son neveu Jean qui toucha l’héritage mourut à Surgères le 13 mai 1872. Sa nièce par alliance Émelie Adélaide Rabillard quand à elle décéda le 10 juillet 1876 à 71 ans, sans avoir battu le record de longévité de son pensionné d’oncle.

Cette histoire est une réflexion sur la vieillesse et les difficultés que rencontraient nos anciens à faire mourir leurs vieux. Nous pouvons aussi noter que bien avant la médecine moderne certaines personnes pouvaient battre des records de longévité et bénéficier ou subir une vie bien longue.

 

 

 

 

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