CONFIDENCE DE VILLAGE, LE DOYEN ET SA BELLE FILLE, PARTIE 1

                                           Paysan assis ( Paul Cézanne )

Dans l’opacité d’une vieillesse naissante, un homme marche courbé la tête basse, des arbres pliés par le vent semblent former au dessus de lui comme un toit. Ces vénérables pour le moins centenaires compatissent à sa faiblesse et protègent de leur mieux son allure languissante.

Lui traînant la patte à l’impression de se presser, l’obscurité va bientôt l’entourer et une sourde angoisse lui opprime la poitrine. Il n’a pas peur de la nuit, mais pourtant une inquiétude l’étreint.

Son cerveau gambade, s’emballe et une question le taraude, si elle osait mettre sa menace à exécution, si pour une fois elle faisait ce qu’elle dit. Non cela n’a pas de sens, elle est  trop vile, trop peureuse, il a encore des arguments.

Les arbres  maintenant ne l’accompagnent plus, ne le protègent plus, il est seul. La rue principale du village, noire, silencieuse lui est menaçante. Parfois il entend des bribes de voix, comme des cristaux de verre qui se brisent, là bas au loin, une chandelle se balance, danse puis disparaît. Il hésite à emprunter le nouveau pont, il ne lui paraît pas sûr, comme  une incongruité sur le passage à gué séculaire.  La rivière gonflée par les pluies gronde, vilaine, méchante, presque fleuve. Ses ondes inquiétantes, torrentueuses dévalent des champs gorgés d’eau  avant que de se perdre dans les marais du jardin du roi en une immense étendue lacustre

Louis est un vieux cep, un ancestral bonhomme né en 1763 et qui, si il avait eu des entrées à Versailles aurait pû faire révérence au détesté louis XV le bien aimé. Quatre-vingt ans plus tard  il pourrait lécher le cul de Badinguet, l’hôte des tuileries ci-devant neveu de l’illustrissime empereur et fils du valétudinaire Louis roi de Hollande et de la belle Hortense. L’écart de temps est énorme, le monde a théoriquement changé, bien qu’à voir les paysans du village il douterait d’un quelconque changement.

Le curé Mestre qui a sans cesse le nez dans les vieux registres lui a dit qu’il était le plus vieux de village, c’est peut être vrai mais il s’en moque. Il n’est d’ailleurs plus de ce monde.

Sa vieillesse ne lui laisse plus rien à espérer, il se satisfait du peu qu’il ressent, un canon de vin rouge, une lichette de blanche, une prise de tabac. Pour le reste cela a fui comme le temps, l’argent il n’en a guère et de toutes façons n’en a jamais eu, les femmes ma foi qu’en ferait-il  et  le goût qu’il avait de la bonne chair lui est passé depuis que l’Émilie sa nièce lui sert la soupe. Il a d’ailleurs pris en exécration tout ce qu’elle fait, une véritable saloperie, qui lui restreint tout et le surveille.

Il est en pension chez son neveu Jean Fraignaud, lui est plutôt gentil mais jamais là, il ne commande en rien sa femme. Elle porte la culotte à n’en point douter e. Entre Louis et Émilie c’est la haine, ils ne se sont jamais aimés. Il se sent de trop, mais un vieillard est toujours de trop. Il verse une pension à son neveu, assez conséquente, mais l’argent ne remplace pas l’amour ou le respect filial. Pourtant, il ne demande pas grand chose, un fauteuil auprès de la cheminée, du gras dans la soupe, un morceau de cochon parfois, une bonne prise, et un peu de vin bouché. Il ne prétend même pas à recevoir de l’amour ni de la considération, juste un peu de tranquillité qui lui permettrait de revivre les beaux instants de sa vie. Il fermerait les yeux et plongerait dans le temps. Mais il n’en est rien, la teigne d’Emilie, lui reproche son inactivité, lui reproche les taches de tabac sur sa chemise, se moque de ses caleçons pisseux et des traces suspects sur ses fondements. Elle le traite de vieux sale, de bouc puant, enfin d’être là simplement. Alors lui combat farouchement, fait exprès de traîner dans ses jupons, dispute la moindre parcelle de liberté. Il se moque aussi d’elle, de ses grands airs, lorsqu’elle s’endimanche pour aller à la messe. Le matin des nuits où elle a été honorée par Jean il lui fait comprendre que de sa couche il a tout entendu. Elle prend alors des airs de sainte, de mijaurée. Lui insiste, elle rougit, il a gagné en apparence mais il sait que ce jour là la soupe sera maigre et le pain compté. Peu importe la nature et l’étendue de la victoire, il suffit de vaincre pour vivre.

Il arrive presque à la maison, la garce est seule, car Jean et ses fils sont partis de bon matin pour la foire de Surgères, ils ne reviendront que demain.

Ses vieilles mains parées de grosses veines noires, tortueuses, saillantes qui semblent vouloir mourir au milieu de ces sculptures difformées par le temps ont du mal à tenir sa canne. Il est soudainement pris de panique.

Louis tente d’ouvrir la porte, elle est fermée, il frappe doucement, puis s’énerve, elle ne bouge pas, il sait qu’elle est là, où serait-elle d’ailleurs ?

 

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