LA RUE SAINT SAUVEUR, PARTIE 35, LE CHANGEMENT

 

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Isabelle Crampagne quand elle se maria en 1866 avec un rugueux tailleur de pierre portant le nom d’Alphonse Dupeux et ne se souciait plus depuis longtemps de la rue Saint Sauveur. Elle en était guérie, sevrée, oublieuse des mauvaises journées passées là bas à raccommoder les déchirures de sa mère. Cette dernière n’est plus depuis un an, elle aurait aimé qu’elle l’accompagne dans son bonheur mais la mort ne fait pas partie des cartes du destin que l’on tient en main.

Non cette rue elle ne l’aimait pas, trop petite, trop exiguë où le moindre mauvais souffle éteignait toutes les chandelles. Trop de promiscuité, l’on savait tout sur tout le monde, c’en était gênant. Elle préférait assurément l’anonymat que procurait les endroits plus vastes.

Elle avait souffert des frasques de sa mère qui s’entêtait à servir de tiroir caisse et de paillasson à ce voyou de marin. Ce salopard qui salissait sa chair, qui l’humiliait et la battait comme plâtre. Une bien vilaine jeunesse que lui avait donnée sa mère, une de celle qui vous fortifie à moins qu’elle ne vous ait brisé.

 

Même l’ombre de l’église la terrifie et lorsqu’il avait fallu y pénétrer pour se marier, sa noce en fut ternie. Elle faisait même un détour pour ne pas y passer, pariant qu’il lui arriverait malheur. Un jour elle rencontra l’amant de sa mère, il ne la reconnut pas. Elle s’était dit que peut être la mer l’avait emporté ou qu’il s’était installé là bas dans les îles à la recherche d’une femme à user, d’une femme à abuser ou d’abuser d’une femme.

Elle l’avait pourtant fixement regardé, bu ses yeux d’un bleu pâle, les mêmes qu’elle avait vus lorsqu’il avait tenté de lui remonter sa robe, lorsqu’il avait osé poser ses mains sur sa poitrine.

Non cette rue, havre pour certains, ne l’était pas pour elle, la cordonnerie Soulié, le tailleur de pierre Peyrot que connaissait son mari, le corroyeur Méhaignery qui un jour avait trompé sa femme.

Le menuisier Lacoste Testard qu’on surnommait en rigolant le cornard, rien ne trouvait grâce à ses yeux. Parfois elle croisait ceux qui avaient peuplé sa jeunesse mais jamais elle ne s’arrêtait, pourquoi faire, quoi leur dire ?

Françoise Isabelle Crampagne est morte le 13 septembre 1914, elle n’a pas connu le grand chambardement, le grand effondrement. L’ancienne rue de Saint Sauveur, celle du 19ème siècle s’en est peut être allée avec elle.

Maintenant, la rue bruyante des vieux métiers a laissé sa place, une rue non moins bruyante celle d’une foule qui déambule à la recherche d’une ville idéale, d’une ville de rêve où elle pourra exorciser ses peines de l’année.

Les vieux murs voient maintenant défiler non plus des crinolines et des coiffes mais des robes courtes, des shorts moulants. Ils n’entendent plus le claquement des sabots mais le chuintement des claquettes chaussettes.

Ces passants qui ont remplacé les artisans, les pécheurs, les modestes employés sont des touristes. Ils se pressent, une glace de chez Ernest à la main, ils ne voient rien mais croient voir tout. Ils pensent posséder la ville mais n’effleure que poussière. Ils ne pénètrent pas dans l’église pour prier, mais le saint lieu est sur leur parcours, alors on y rentre pour prendre le frais, pour dire qu’on y est allé.

Mais la rue n’est pas une fin en soi, c’est un itinéraire pour se rendre sur le vieux port. Adieu les charrettes, adieu les chevaux, adieu les tombereaux, vive les vélos cargos électriques, les trottinettes électriques, les vélos à batterie. Le lieu n’est plus à ceux qui travaillent, mais à ceux qui se promènent. Oui la rue Saint Sauveur comme toutes les rues a bien changé et gageons que toutes les âmes qui ont fréquenté les lieux ne la regardent plus de la même façon.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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