LA RUE SAINT SAUVEUR, PARTIE 18, LA VIE DE LA VIEILLE SUZANNE

Suzanne comme chaque jour se rend à l’église Saint Sauveur, ce n’est pas qu’elle soit particulièrement bigote, mais il règne dans cet édifice sacré une atmosphère qui la guérit de ses maux.

Non pas qu’elle soit malade ou impotente, loin de là mais elle sait que le temps qui lui est imparti sur terre est presque terminé. Cela l’inquiète de voir la mort arriver, c’est inexorable ,on le sait mais cela reste tout de même un brin traumatisant. Alors elle vient ici se recueillir, toujours le même banc, toujours la même travée, elle n’en changerait pour rien, la lumière y est merveilleuse. Le soleil a travers un vitrail vient lui chauffer la joue, sous les yeux du christ en croix. On dirait une faveur divine, son âme à ce contact se réchauffe, son corps s’anime et elle se souvient.

Elle n’a pas toujours été une bonne à rien comme maintenant, une vieille qu’on tolère mais qui dérange. Son méchant gendre le Victor se doute t’ il qu’elle a été plus que la belle mère assise près de la cheminée avec son ouvrage de couture. S’imagine t’ il qu’avant d’échouer ici dans cet appartement rochelais inutile et gênante elle régnait en maître dans un salon qui se voulait littéraire.

Il y a longtemps dans un petit village des deux sèvres nommé Sainte Eanne ses parents l’ont mariée à un marchand tanneur nommé Louis Berthelot. Elle n’eut pas son mot à dire mais le parti était bon et le bonhomme aussi. A défaut d’amour, elle trouva un confort matériel et une sécurité d’établissement. Avec Louis elle découvrit l’amour physique et même maintenant ne renie pas le plaisir qui lui fut ainsi prodigué. Elle se plaît même à penser qu’elle pourrait encore certainement satisfaire les sens d’un homme et se satisfaire elle même en retour. Cela la fait sourire de penser que ses enfants la croit morte de ce coté là et s’imagine que leurs parents sont asexués. Quand elle pense à cela, elle regarde la statue de la vierge et y voit un sourire. Le Louis son tendre premier avait une vision de la chose non conventionnelle et elle se réjouit d’avoir vécu cela avec lui dans la petite ville de la Mothe Saint Héray où ils avaient leur négoce de peaux.

Lui voyageait beaucoup, alors elle restait et s’occupait en maîtresse de la maison. Quand on a dirigé une tannerie, il est dur de croire que l’on ne soit capable que de vider un pot de chambre. Puis cet idiot de Louis Berthelot a malheureusement décroché et comme on dit la veuve était un beau parti. C’est un militaire en retraite qui enleva le lot, veuve, enfant et bien. Lui n’avait que sa solde mais était auréolé de la gloire impériale, quatre fois blessé, présent sur la quasi totalité des champs de bataille européen il faisait figure d’homme à épouser.

Veuf lui aussi il avait simplement le mauvais goût d’avoir dix ans de plus que Suzanne. Une vie rude dans les cantonnements et les affres de ses blessures avaient rapidement vieilli le personnage. Un peu grincheux, un peu boiteux, couturé de cicatrices il n’en demeurait pas moins attachant et se plongea avec un brin de folie dans sa relation avec sa jeune femme. De plus il était beau parleur et Suzanne vivait à travers lui la passion impériale. Elle se voyait face à Bonaparte, à Massena à Ney, elle devisait avec la sulfureuse Joséphine se voyait avec elle enveloppée de tulle transparent, déesses sauvages et nues dans les jardin de la Malmaison.

De toute cette expérience de vie elle en gardait une sorte d’expertise, elle voyait son gendre tourmenté par une sorte de mal. Celui qu’ont certains hommes de devoir choisir entre leur épouse et l’irréalité d’un amour perdu. Malgré qu’elle entende encore assez souvent sa fille hululer comme une chouette perdue lorsque son mari la besogne ou qu’elle remarque chez eux le sourire béat de ceux qui ont accompli leur devoir. Elle ne doute point qu’il y ambiguïté ou anguille sous roche. Elle a aussi remarqué avec une fine acuité que sa fille toute grasseyante, accueillante à son mari supputait aussi que son mari avait la tête ailleurs.

Le feu couve au 8 de la rue Saint Sauveur et Suzanne n’a d’autre recours que son Dieu et ses saints. Elle n’a encore pas eu le courage de se confier à l’un de ses intercesseurs et elle sait que la capitulation st proche.

Après ses réflexions journalières, ankylosée par la génuflexion elle fait promenade, se noie dans les odeurs de vase du canal, dans les effluves piquantes du crottins des chevaux. Elle se fond dans la masse grouillante des travailleurs, salue la cordonnière Soulié, entame une causette avec la mère Testard qui tient salon devant l’atelier de menuiserie de son fils Louis. Puis elle remonte chez elle rejoindre sa fille et ses morveux de petits-enfants.

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