LA RUE SAINT SAUVEUR, PARTIE 11, UN FRÉMISSEMENT INDIGNE

Marie Lise Julia Peyrot que tous prénomment Julie a maintenant dix huit ans. Elle aspire a une plus grande liberté et se sent prête à affronter la vraie vie. Pas celle que lui a concocté sa mère, faite d’études, de messes et de prières. Jusqu’à là, elle a scrupuleusement suivi les préceptes familiaux, mais ce carcan de contraintes devient lourd et pesant. Comment s’émanciper, comment vivre, comment découvrir la vie alors qu’elle présent que cette dernière sera éphémère. Julie a depuis l’enfance une complexion fragile, souvent elle doit garder le lit et son corps qui a poussé comme une herbe folle a bien du mal à lutter contre les germes maléfiques qui l’agressent à plaisir. Ce combat permanent a outré sa taille, grande, voûtée, frêle, elle ressemble à une libellule. Sa poitrine est presque celle d’un garçon, deux petites prunes saillent et rappellent qu’elle est sans doute femme. D’ailleurs elle en pleurerait tant le contraste est saisissant avec la grasse poitrine de sa jeune sœur. La différence entre les deux ne s’arrête pas là, l’une est enjouée et rieuse l’autre renfermée et taiseuse. La plus jeune inonde le foyer Peyrot d’un soleil resplendissant, alors que l’aînée le noie dans sa langueur.

Elle doute un jour de plaire malgré ses traits fins. Sa sœur qui ne l’épargne pas dit qu’elle ressemble à un garçonnet, alors les deux se chamaillent, se disputent et en viendraient presque aux mains. Ces disputes ne sont que peccadilles car les deux s’aiment d’amour et outre leur chambre partagent à peu près tout.

Sauf qu’un vent nouveau souffle sur Julie et qu’elle a perçu quelque chose dont elle ne fera pas part à sa sœur. Elle n’arrive d’ailleurs pas à mettre un nom sur ce qui lui arrive mais enfin elle perçoit une lueur de bonheur.

Sur le parvis de l’église Saint Sauveur elle rejoint son amie de toujours. Fannie Testard la fille du menuisier. Elle sont sensiblement du même age mais Fannie qui est la cadette a toujours une longueur d’avance sur à peu près tous les sujets. Physiquement il y a aussi opposition, Fannie est petite et rondelette mais cette rondeur est un atout. Ces amples chairs qui semblent vouloir s’échapper du sage corsage font le bonheur de la gente masculine. Justement sur un échafaudage dressé le long de l’église toujours en travaux des tailleurs de pierre sifflent irrespectueusement les deux jeunes filles et l’un d’eux entame même un couplet grivois. Julie rougit comme une pivoine de printemps mais Fanny que rien ne retient, riposte en un chapelet de mots bien sentis. Les deux ont permission de promenade de leurs parents respectifs, mais outrepassant un peu les strictes consignes sont décidées d’explorer le quartier Saint Nicolas.

C’est un endroit très attrayant pour deux jeunes filles, elles ont l’impression de changer de pays, de changer de région. Le terme est un peu fort à l’évidence mais le cosmopolitisme de la population fait qu’on y sent un parfum d’exotisme. Le lieu est un peu comme une île, entouré des eaux du canal Maubec, des eaux de la moulinette qui viennent mourir dans les marais de Tasdon et qui chatouillent les murs du bastion Saint Nicolas. Du coté ouest il y a le vieux port et le bassin intérieur.

Ici l’on sent l’odeur du travail, les portefaix grouillent et s’agitent, les journaliers en quêtent d’un travail vont et viennent. Le port dont on respire les effluves a permis la multiplication des marins, pécheurs, pilotins, marins au long cours, ouvriers, calfats, charpentiers, voiliers, cordiers.

Le commerce du vin et l’implantation des maisons de négoces ont développé un monde de tonneliers, de charrons, de charretiers, tout y est vivant, animé, des premières heures du jours à la tombée de la nuit. Le soir l’endroit se fait plus chaud, l’alcool coule dans les estaminets et les petites gens y dépensent leur maigre salaire en ignorant un moment les difficultés de la vie. Certaines femmes y font négoce de leur corps, les soldats désœuvrés et les marins en escale y trouvent du réconfort où s’y déniaisent.

Des maladies s’y promènent et Mesdames chtouille et Petite vérole y ont pignon sur rue.

Les deux filles main dans la main s’engagent sur le pont neuf sans jeter un regard à la battisse de l’écluse. Elles rejoignent la rue Saint Nicolas en empruntant l’inquiétante venelle des canards, elle est encombrée par une carriole que tire avec peine une vieille haridelle. Un jeune galopin au regard concupiscent déshabille les deux filles, pour passer elles se serrent l’une contre l’autre. Là en un moment suspendu, coincées entre le mur et la haute roue de la charrette, il se passe comme une fulgurance enchantée. Le corps de Fanny se tend, ses jambes flageolent, son ventre se noue, sa poitrine semble bizarrement se dresser C’est fugace, étrange, exotique, Fanny n’a jamais connu un tel mélange d’émotions. Les lèvres de Julie se rapprochent de sa bouche, leurs deux haleines s’unissent et forment un nuage de désir. Les yeux de Julie ont pris possession de ceux de Fanny, l’instant dure et dure encore. Mais le charretier s’impatiente, les filles dérangent son cheval. Il tue par un raclement de gorge l’instant magique d’union des deux jeunes filles. Elles s’en vont enfin, le garçon qui a deviné quelque chose se désintéresse de ses deux gouines et crache au sol en un  mépris teinté d’une excitation de voyeur. Fanny ne sait même pas si ses lèvres ont touché celle de Julie. Julie ne comprend guère la puissance des frissons qui ont traversé son corps. Le paysage, l’environnement de la rue ne les intéressent plus. Elles ne voient même pas rue de la Sardinerie un groupe d’indigents qui leurs quémandent quelques pièces. Elles sont dans un cocon de nuage, elles n’osent plus se prendre la main. Leur regard comme honteux fixent les pavés. Elles sont de retour chez elle, vite, oublier, sans essayer de comprendre.

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