RUE SAINT SAUVEUR, PARTIE 10, LA FEMME BATTUE

Augustine alertée par Rosalie Meunier sa voisine, monte quatre à quatre le roide escalier, elle s’essouffle, manque de tomber mais peu lui importe.

La porte n’est pas fermée et du palier, elle voit le désordre qui règne dans la pièce principale. Une chaise est au sol, les reliefs d’un repas jonchent le sol mêlés à une assiette brisée. Une cruche de vin renversée a laissé échapper le liquide noirâtre qui maintenant forme une mare poisseuse au pied de la table.

Elle entend gémir, sa mère est dans la chambre. La pièce est un champs- clos, une arène. Le lit est défait et des vêtements sont éparpillés sur le parquet. Sa mère Élisabeth, nue est assise sur le lit. Elle pleure et sa poitrine se soulève en de rudes sanglots.

Ses cheveux sont ébouriffés et une mèche arrachée comme une feuille d’automne est venue se poser sur le jupon déchiré de Marie Élisabeth. Des larmes séchées ont ravagé son visage, un horion colore son œil qui doucement enfle. Sa lèvre est fendue et sur sa joue se dessine en rouge la marque d’une main.

Ses seins épais et tombant se violacent peu à peu, les coups ont dû pleuvoir. Marie instinctivement en voyant sa fille protège sa nudité, mais aucun voile ne peut masquer l’ensemble de cette toile inique. De larges plaies zèbrent ses cuisses et ses fesses. Une ceinture cinglante l’a déshabillée d’une partie de sa peau. Augustine voit suintant du tapis blanc du sexe de sa mère un filet de sang qui coagule.

Doucement elle enveloppe sa mère d’une couverture et l’étend sur le lit.

Cette dernière chuchote à sa fille le même refrain qu’à l’habitude, ne rien dire, ne rien faire. Car bizarrement cette femme vieillissante, marquée par le travail, le corps usé, veuve parmi les veuves, femme délaissée parmi d’autres, aime et aime encore. Elle s’est donnée un jour comme cela, un jour comme un autre sans qu’elle le sache pourquoi à un jeune marin qui fait le service des transports jusqu’à l’île de Ré. Donnée est bien le mot, il l’a prise comme l’on prend une domestique. Debout sur le palier presque à la vue de tous. Cela a été bref, mais bizarrerie de la nature, elle a joui. Il n’aurait mieux pas fallu, il est revenu, elle s’est ouverte à lui. Puis un jour il avait bu et il  l’a giflée, il s’est excusé, elle lui a pardonné. Puis les gifles firent partie du jeu, elle ne jouissait plus mais attiré encore par ce jeune corps musclé, par la juvénilité sexuelle du gamin elle cédait encore.

Mais après les gifles se succédèrent les coups de poings et les volées à la ceinture. Elle devint son esclave, lui céda tout, son corps et ses économies.

Plus qu’une catin de bordel il exigeait tout de son vieux corps, elle s’usait, peinait mais la peur au ventre elle lui ouvrait à chaque fois. Puis un jour s’avisant qu’elle avait une fille, il exigea le dépucelage de la petite. Marie Élisabeth enfin regimba, mais la force de l’habitude était grande et en bonne esclave elle servait encore son maître.

Augustine filialement s’occupe de sa mère, apaise les brûlures des gifles et les morsures de la ceinture. Encore une journée où la boutique n’est pas ouverte, ou l’argent de rentre pas. Les affaires sont en péril mais il importe pour l’instant de sauver cette vie qui souffre. En regrettant le temps qui fuit, la petite âgée de quinze ans remet la maison en état, sa mère dort.

Il y a deux ans Jean Jacques Crampagne le père vivait encore et tenait de main de maître son négoce de vin. La maison résonnait de ses éclats de rire et de la connivence entre les deux parents encore amoureux malgré les ans. Ils avaient subi l’épreuve de la perte de leur seul fils Auguste Jacques en 1847 mais jamais ne se départaient de leur bonne humeur.

Lui était venu de la Haute Garonne, elle se louait comme domestique et était fille des marais.

Tout le monde sait que le julot de Marie Élisabeth lui met des trempes. Certains disent qu’à courir le mâle alors qu’on est au temps des voilettes de deuil, il n’y a rien d’étonnant à ce que le rigolo qui se sacrifie en profite un peu. D’autres la plaignent, mais personne pour sûr n’intervient, ces choses sont de l’ordre de l’intime, peut être aime t’ elle cela ? Il y a sûrement d’autres couples ou les hommes dérouillent leurs épouses et l’on n’en fait pas toute une histoire.

En tout cas Augustine se doit de réagir et protéger sa mère de cette relation néfaste et toxique. Elle ne sait encore quoi faire, qui prévenir, à qui se confier mais elle réalise qu’il en va d’une vie. Autant elle aurait compris que sa mère casse son veuvage avec un gentil bonhomme de son âge qui l’aurait aidée dans son commerce, autant cette relation sexuelle et mortuaire avec ce terrible gibier de potence est pour elle une aberration.

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