CONFIDENCE DE VILLAGE, LES FILLES AU GARS MOINET, PARTIE 1

 

En ce début d’année 1793 une vilaine pluie tombait sans discontinuer depuis plusieurs jours, les maisons du bourg semblaient se tasser frileusement l’une contre l’autre.

Tout était eau et humidité, la Roulière grondait et son passage à gué n’en n’était que plus périlleux.

Les champs gorgés d’eau ne requéraient aucun travaux urgent et les vignes frileuses se pelotonnaient en attendant le printemps et un provignage salvateur. Dans les maisons, prostrés, comme anéantis par ce déluge d’eau, les paysans faisaient de leur mieux pour occuper leur longue journée.

Les sols en terre battue suintaient l’humidité, l’on s’obligeait à forcer le feu pour se procurer un peu de réconfort, mais à ce rythme les réserves en bois s’épuiseraient et la jonction avec le printemps aurait du mal à se faire. La pâle lueur du jour, voilée, cachée, presque inexistante, faisait régner dans les intérieurs une semi obscurité, empêchant les femmes d’effectuer leurs travaux de couture.

Tout était donc morose et les nouvelles de la révolution parisienne ne rajoutaient rien de positif au moral des villageois. L’ancien régime avait été abattu, les comités gouvernaient le pays et la convention nationale houleuse venait de voter la mort du Louis Capet. Les privilèges n’étaient plus, les nobles avaient perdu leur titre. Certains étaient partis pour l’étranger, d’autres se terraient pour échapper à la terreur des sections et des extrémistes. A l’échelle locale, les départements avaient remplacé les provinces et dans chaque paroisse une municipalité avait été élue.

Au gué d’Alleré le seigneur du village était toujours dans son château délabré et ne manifestait aucun signe de départ, il était toujours gros propriétaire terrien et jouissait de ses biens comme l’avaient fait ses ancêtres. Les membres de la fabrique qui géraient la paroisse furent souvent élus à la commune et le changement s’était fait finalement dans la continuité. Les terres devaient toujours être labourées et les vignes entretenues sans qu’aucun régime politique puisse s’y opposer.

Non la sourde inquiétude qui soufflait sur le village venait plutôt du mal qui s’était immiscé dans les foyers et qui obligeait chacun à prendre la couche. Une épidémie comme une armée se levait et la faux de la mort sans qu’on sache encore où elle allait s’abattre dans un bruissement sinistre, profilait son ombre menaçante.

Sur la place du château, Jean Moinet cheminait tête baissée pour faire front aux bourrasques, il avait trente huit ans et cultivait sa petite vigne. Petit et râblé comme les gars du pays il était de ceux qui étaient pénétrés d’une force tranquille que rien ne pouvait atteindre. Pourtant en ce mois de janvier sa raison et sa sereine solidité coutumière vacillaient un peu.

A ses cotés Jean Hillaireau peinait à le suivre, lui aussi cultivateur vigneron. Originaire du village de Benon car né dans les jupes des moines de l’abbaye de la Grâce Dieu où son père était cuisinier, il avait été élu à la municipalité du village. C’était d’ailleurs en sa qualité d’officier municipal qu’il cheminait avec Moinet car ces deux là n’étaient nullement proches et sûrement pas camarades de chopine.

Hillaireau, au vrai ne devait pas se trouver là car la tache qu’il s’apprêtait à effectuer ne lui était nullement dévolu. Un remplacement malencontreux en quelque sorte lui faisait endosser le rôle d’officier public. Lorsqu’ils arrivèrent au domicile des époux Moinet, Jean était frigorifié et trempé par la pluie inarrêtable qui tel un mur formait une défense formidable à l’arrivée d’une accalmie .

Ils pénétrèrent dans la pièce principale et furent saisis par la forte chaleur. Une femme penchée sur l’âtre entretenait un feu d’enfer, les flammes ronflaient comme dans un bûcher de sorcière. La vestale se retourna et adressa quelque mots aux deux entrants, rompant le silence spectral du drame qui venait de se jouer.

Sur un lit, veillée par deux chandelles qui dansaient au rythme d’un souffle venu de nul part, une petite fille semblait dormir. Ce sommeil profond que rien ne venait plus altérer était celui dont on ne revient pas, celui de l’éternité celui de la mort. L’image de la poupée qui gisait dans les draps maintenant refroidis et où avaient fui toutes traces de chaleur, se reflétait comme un théâtre d’ombre sur un mur décrépi.

Tout était immobilité et fixité, bouche close, yeux fermés sur un paysage inconnu. La petite Marie, allongée, sage et tranquille dans sa petite chemise de lin était arrivée au bout du court chemin de sa vie. A son coté, assise Marie Magdeleine sa mère se tenait elle aussi dans une stricte fixité, les yeux gonflés d’avoir trop pleuré, le regard posé sur sa fille. Depuis des jours, elle luttait avec son enfant, lui apportant toute son attention , tout son amour, toutes ses prières. Aucune médication, aucune supplique au Dieu créateur, n’avait suffit pour que du haut de ses cinq ans Marie Anne ne parvienne à vaincre son mauvais mal.

La mère comme une statue d’église ne bougea pas lorsque l’officier public s’approcha, elle ne répondit pas à ses paroles et ne daigna pas lever la tête lorsque gentiment il lui toucha l’épaule.

Seule sa petite Anne âgée de deux ans la fit sortir un instant de son drame, elle avait faim et goulûment réclamait le sein. La maman quitta sa petite morte pour enlever sa petite vivante de son berceau.

Dans un autre coin de la pièce le lit parental, on y devinait une petite forme. C’était Marie Madeleine la deuxième des filles. D’habitude, elle dormait avec sa sœur mais la maladie les avaient séparées. Bien qu’un peu malade elle aussi, son sort ne préoccupait personne. Ils étaient tous concentrés sur l’ âme qui venait de s’envoler. Malgré son jeune age, elle avait compris que plus jamais elle ne jouerait avec sa grande sœur, des larmes s’échappèrent et noyèrent son minois fiévreux.

Le père offrit le coup à boire à l’agent municipal, puis ce dernier sortit. La maison se remplissait de connaissances et des membres de la famille se poussaient du coude pour aller présenter les condoléances à Marie Magdeleine.

Jean Hillaireau nota le décès de la petite en date du 24 janvier 1793, rentré chez lui il confia son désarrois à sa femme, la soirée fut morne, renforcée par la désespérante obscurité de l’hiver. Il ne mangea guère et dormit encore moins. Il lui revenait l’image de la poupée aux yeux fixés sur l’éternité. Il rejeta même avec violence la main froide de sa femme qui gentiment se posait sur la sienne car il crut sentir celle inerte de la petite.

Non, Jean n’était pas fait pour ce genre de mission, il était plus orateur d’assemblée, plus meneur d’hommes. L’obscurité de la mort et son cortège de tristesse embuaient son jugement.

Le matin il se réveilla en nage, en proie à une agitation terrifiante, une étrange prémonition lui traversa l’esprit. Sa nuit écourtée se termina assis devant l’âtre à méditer sur une meilleure destinée.

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