
Ils arrivèrent enfin, passèrent devant le jardin potager des hospices et devant l’octroi. Les agents les saluèrent et les remercièrent, Pierre, Jules, Étienne et Louis ne savaient pas pourquoi mais leur rendirent le salut.
Ils pénétrèrent dans la ville par la porte neuve puis se dirigèrent en ouvrant leurs grands yeux émerveillés vers l’immense place d’armes plantée d’arbres. Ils étaient maintenant arrivés, les casernes se dressaient majestueuses et un peu inquiétantes. Eux qui n’avaient jusqu’alors vécu qu’en des maisons basses semi-enterrées furent intimidés de tant de grandeur .
En franchissant ces portes ils entraient aussi dans une une autre vie, celle inquiétante de la vie militaire et de la guerre.
A vrai dire en ce premier jour on ne s’occupa guère de leur personne, il arrivait du monde sans cesse et le factionnaire avait ordre de diriger ce petit monde vers les chambrées.
Le soir après qu’on leur eut servi un repas dans un immense réfectoire, les Arsais se retrouvèrent dans une vaste chambre où les lits succédaient aux lits. Le couvre feu ne tarderait pas et ils s’empressèrent de s’installer.
Pierre Bigot couché sur son lit eut déjà du vague à l’âme, son départ forcé occasionnait bien des tracas, sa mère Marie Luce se retrouvait seule pour exploiter ses médiocres marais. Il savait qu’elle n’en avait pas la force n’y la possibilité. Le père était mort depuis maintenant quatre ans et c’était lui alors qu’il n’avait pas même du duvet sous le nez qui avait pris en charge les rudes travaux. Sa mère encore en âge d’être une femme n’était plus à la vérité qu’une ombre. Maigre, ridée, la peau tannée par le vent du large, une dentition mauvaise, une démarche boiteuse suite à une mauvaise chute. Un extérieur en peine non ravivé par un joli intérieur. Pierre savait que sa mère avait besoin de manger à sa faim pour enfin reprendre quelques rondeurs attirantes. Il présentait aussi que ce corps de femme avait besoin d’un homme pour la soutenir et la gratifier d’amour. Il n’avait pas spécialement envie que la couche de son défunt père fut à nouveau occupée, mais une femme était une femme et elle avait besoin d’un homme. Ce fut donc dans une dernière embrassade que tacitement il l’encouragea à prendre un nouveau mari et plus spécialement un journalier prénommé Louis qui parfois, il s’en doutait gouttait à la chair meurtrie de sa mère. Cette inquiétude de laisser sa mère ternissait la joie qu’il avait malgré tout de partir à l’aventure, d’autant qu’il n’avait guère de nouvelles de son frère aîné fonctionnaire des douanes et déserteur à la cause des sauniers. Dans les premiers temps celui-ci envoyait à la mère une partie de sa solde mais la source s’était finalement tarie et nous ne savions guère où il se trouvait.
Jules lui visiblement était un râleur né, depuis le départ il parlait haut et fort qu’il n’avait pas à se trouver là. Certes il n’avait pas tort, tous avaient été exemptés du service militaire en tirant le bon numéro. Ceux de leur classe qui n’étaient pas assez riches pour se faire remplacer étaient partis cinq ans dans l’armée active. Beaucoup étaient déjà morts et pourrissaient dans les charniers de l’est où étaient prisonniers des prussiens.
Non Jules et ses compagnons de chambrée tombaient sous le coup de la loi du premier février 1868 qui créa la garde nationale mobile. Cette troupe devait servir comme auxiliaire de l’armée d’active et serait utilisée à la défense des places fortes, des frontières et des côtes. Elle incorporait donc les jeunes ayant tirés le bon numéro pour une période de cinq ans. Il était prévu des périodes d’instruction au rythme de quinze jours par an mais Jules n’en avait encore pas bénéficié par manque de moyen le laissant puceau au moindre maniement d’arme. Ces débutants étaient à la charge des départements et organisés en compagnies et en bataillons. Une compagnie ayant 250 hommes et un bataillon comportant 8 compagnies, le département de la Charente inférieure devant également fournir 3 batterie d’artillerie. Ceux d’Ars en grande partie étaient destinés à la troisième batterie et Jules espérait comme ses copains pourvoir à la défense des ouvrages des côtes.
Étienne soutint obstinément qu’il était idiot de penser qu’on allait rester dans le département car la probabilité que les prussiens débarquent des troupes sur la côte atlantique était fort minime. Non, lui pensait bien qu’on allait prêter main-forte aux copains de l’active. Mais Jules n’en démordait pas, il se voyait dans un fort de l’estuaire de la Charente où même mieux dans la citadelle de Saint Martin de Ré.
Étienne lui rétorqua qu’il ne fallait pas croire qu’il allait passer son temps dans le creux des reins de sa belle mais que celle ci qui ne l’attendrait pas.
Cela failli dégénérer entre eux, Louis les sépara et Jules bougon se coucha enfin.
Le couvre feu sonna et bientôt des ronflements se mirent à jouer l’air en vogue dans toutes les chambrées du monde. Mais ceux qui ne tombèrent pas dans les bras d’un sommeil immédiat purent percevoir quelques sanglots étouffés.