
Nul besoin pour Pierre de connaître l’heure pour savoir qu’il n’est pas encore le moment de se lever. La nuit est d’un noir d’encre, impénétrable à aucune étoile et même la lune semble avoir cessé d’exister. Aucun coq ne coqueline, aucun chien n’aboie, il est bien tôt et il le sait.
Allongé les yeux grands ouverts sur le néant il touche instinctivement la place vide qui se trouve à coté de lui. Le vide glacial et humide, l’absence insupportable de l’être cher, de celui qui n’est plus. Il n’en puis plus de cette solitude, son corps réclame une présence , un contact. Son esprit à beau combattre, à beau repousser cette irrépressible envie, rie n’y fait. Comme un mécanisme d’horloge bien réglé cette poussée revient et le réveille. Parfois elle interrompt un cauchemar, parfois elle sacrifie un rêve.
Il se résout à se lever, le froid en dehors de la couette de plume le saisit, mais c’est ce qu’il faut pour se ressaisir pour chasser cette outrance physique qui le perturbe. Le sol de terre battue est suintant d’humidité et il a l’impression de s’y enfoncer. Ses sabots trouvés à tâtons il traverse l’unique pièce de la maison. Pierre son fils de quinze ans s’agite dans sa couche, plongé dans un rêve, son cadet prénommé Pierre également dort profondément à ses cotés.
Dans l’autre coin les filles partagent aussi une couche unique, derrière leur opaque rideau de serge rien ne bouge. Marie Anne a treize ans, c’est une femme maintenant et il a même compris à couvert qu’elle a ses menstrues. La petite Marie Madeleine du haut de ses huit ans est la plus jeune de la fratrie. Il ouvre la porte et sort dans l’ épais gouffre nocturne. Il suffoque un peu de la différence de température mais finalement cela l’apaise. Il se soulage en jouant à faire un dessin comme quand il était gosse. C’est absurde à son age mais il en sourit, d’ailleurs il se souvient qu’il faisait bisquer sa femme Marie Anne en lui disant qu’une femme ne pouvait faire œuvre d’une telle créativité.
Mais il en est sûr cette nuit ne sera pas comme les autres, il est décidé, enfin il va franchir le pas. Cela fait des jours que tenaillé par l’envie inextinguible de faire l’amour à une femme il réfléchit. De nouveau dans la pénombre de la pièce où dort sa famille, il hésite. Au dessus, servit par une échelle de meunier, un galetas est aménagé en chambrette, rien de bien luxueux, un lit, une paillasse, une chaise paillée et une petite table boiteuse où stagne dans un broc ébréché une eau trouble. Il monte silencieusement la roide échelle soulève précautionneusement la trappe. Il règne dans l’antre minuscule une chaleur diffuse qui contraste avec le froid de tombe du rez de chaussé. Une odeur prégnante l’affole et le fait hésiter. Ce parfum il le reconnaît, c’est celui d’une femme. Différent de celui de sa défunte épouse, moins subtile, moins nacré, plus lourd. Du moins se l’imagine t’ il dans un souvenir peut être erroné. C’était il y a maintenant six ans et l ‘édification de la défunte avait fait son œuvre. La fragrance de cette femme endormie l’affole un peu et il hésite à faire le dernier pas. Elle ne bouge pas, dort ou fait semblant, son cerveau travaille, oui ou non. Mais cette nuit il ne peut vaincre son mal de corps, son mal être. Il ôte sa chemise et nu pénètre dans la couche de Marie. Il y fait bon, une douce quiétude, une chaleur de bête. En chien de fusil, elle est immobile, ne dit rien, ne se rebelle pas, ne crie pas. Les battements de son cœur se sont accélérés, il le perçoit. Il se joint à elle, l’enveloppe de son corps, elle frisonne. Son consentement est palpable, plus rien ne les sépare. Il lui remonte sa chemise et peau à peau il se fixe en une sensuelle immobilité. Pierre est un rustre, n’a aucune tendresse, ne sait pas faire preuve de douceur, pourtant bizarrement au contact de ce corps il se fait ce qu’il n’a jamais été. Timidement il la caresse, joue avec sa peau et ses formes, impatient pourtant il prend le temps. Sans qu’elle n’est proférée la moindre parole, Marie se laissa faire, enfin elle se sent devenir femme. Il l’a prise comme comme une goutte de rosée se pose sur fleur, comme du pollen dans une corolle. Pour le première fois elle se sent infiniment heureuse.
Pierre se lève et va rejoindre sa couche, l’aube est bientôt là et ses filles vont se lever pour animer la maison d’une activité domestique. Marie Anne a entendu son père monter rejoindre la domestique, elle a de la peine, de la haine. Il en est bien fini de la mémoire de sa mère, une page se tourne, celle de sa petite enfance. Elle aimait Marie la domestique comme une presque mère mais maintenant elle la déteste en temps qu’amante.
Marie se lève aussi, fait exceptionnellement toilette intime, elle en a honte, seule les catins se nettoie ainsi. Puis elle descend rejoindre sa famille, Marie Anne boude, Madeleine attend ses chatouilles du matin. Pierre en homme presque accomplit s’exhibe devant sa grande sœur en une rude masculinité matinale. Elle peste, râle, se détourne, puis rigole de la débâcle. C’est un jeu, une innocence, Pierre le petit que tout le monde prénomme Alexandre en un jet bruyant pisse dans le pot de chambre. Ses sœurs le conspuent, ne peut il aller dehors comme tout le monde.
La braise de l’âtre est ravivée et Marie en jette une brassée dans le potager. Pierre avale une soupe réchauffée et avec son fils aîné qui peine à suivre il part en sa vigne. Le plus jeune ce matin va à l’école de monsieur Rouhault, il n’aime guère cela et fait remarquer que son frère n’y a jamais été. Mais il n’y a rien à faire Pierre le père a décidé que ce Chaboury serait le premier a écrire son nom. Marie Anne quitte la maison en claquant la porte et va prêter main forte pour un gros ouvrage à la domestique des Dubois. Marie reste seule avec la petite et file à l’étable pour la traite de leur unique vache.