
Bizarrement depuis que la petite Alice s’en était allée vers d’autres cieux, l’atmosphère de la rue semblait changer. Sans doute une impression car de fait, il s’y passe la même chose, il y a les mêmes bruits, les mêmes odeurs et les mêmes gens. Le matin les ouvriers typographes arrivent et se mettent au travail, Monsieur Mareschal en dépit de son deuil est à son bureau et vérifie les épreuves. C’est une machine bien rodée qui pourrait tourner malgré tous les drames. Mais ce ne sont que des apparences trompeuses, le patron en perdant sa fille a perdu son âme et sa raison de vivre, c’est un pantin sans ficelle. Sa femme fait de son mieux pour le soustraire à sa langueur, mais sans résultat. Le couple s’aime d’un amour inconditionnel mais Gustave n’a plus goût à rien, y compris au corps de sa femme. Elle beaucoup plus forte que lui, semble s’être moins écroulée, c’est sûrement faux, car souvent dans ces moments de solitude elle laisse échapper sa peine et pleure et pleure encore à en faire déborder le canal de la Verdière.
Alors comme par un sort funeste, la rue épouse le malheur de ses habitants, les murs des maisons, les hauts pignons, les toitures, les porches ainsi que les caves sombres exhalent une tristesse infinie. C’est comme si le ciel se chargeait de nuages qui refuseraient de bouger.
Eugène Martin le petit tonnelier, dit que la rue est hantée, qu’Alice se promène le long des porches et que parfois elle surgit d’entre les vieux pavés. Il raconte son histoire à tout le monde et finit par y croire lui même.
Il fait peur à sa copine Rose, elle aussi présent un malheur dans cette rue, elle veut s’en aller, repartir chez elle, voir même abandonner son projet d’épouser un Monsieur.
Élise Thomas ne veut plus descendre à la cave seule, alors elle se fait accompagner par Rose. C’est donc deux godiches apeurées qui tremblent à l’idée d’aller chercher des victuailles où du charbon à la cave. Madame Admyrauld gourmande ses deux servantes, elle ne croit en rien à ces diableries de revenants, la religion du temple ne permet guère de supputer ce genre de folie.
Mais curieusement Louis Desroches qui pourtant ne fréquentait pas la petite morte se met à devenir également bizarre, un soir en rentrant il a cru voir un spectre blanc qui passait tel un lévite à l’angle de la rue qui mène à l’hôpital Aufredi. Lorsqu’il raconte cela à sa femme, elle le prend pour un poivrot qui délire. Mais n’empêche lui y croit dur comme fer et provoque des cascades de rigolades quand il raconte cela aux autres habitants de la rue. On se moque pour sûr, mais intérieurement on y croit et chacun conjure le sort, un signe de croix une prière.
Chez les Mareschal, Joséphine Garnier la servante de Mesdames les tantes embobine sa consœur Élisa Moinet sur le sujet. Elle dit qu’il faudrait communiquer avec Alice pour lui dire de partir de la rue, qu’elle n’y est plus à sa place et qu’il faut qu’elle nous délivre de sa présence. Élisa est bonne chrétienne et pratiquante de surcroît et ne s’en laisse pas conter. Elle a bien vu qu’Alice était morte, elle lui a presque fermé les yeux, l’a veillée, a fait sa toilette mortuaire, a senti les effluves de ses chairs pourrissantes et a entendu les coups secs des clous qu’on enfonçait pour sceller le couvercle du cercueil. Joséphine insiste, explique que ce n’est pas le corps d’Alice qu’il faut délivrer mais son âme qui est coincé entre les hauts murs protecteursde la rue, plusieurs fois centenaire.
Alors la petite en parle à l’église, le curé vient parler à Gustave, qui en parle à sa femme, qui en parle à ses belles sœurs et eux même passent une fieffée admonestation à Joséphine.
Peut être que la rue n’est pas hantée par Alice mais vivement qu’il survienne un bonheur où un événement hors du commun.
Fin juillet 1852, un va et vient de voitures qui s’arrêtent devant le domicile de Lidie Admyrauld inquiète les riverains, que se passe t-il, l’heure est trop matinale pour les réceptions ce n’est pas dans les habitudes d’une femme aussi respectable de recevoir si tôt.