LE GROGNARD DE TAUGON, PARTIE 15/25, LES DERNIERS SOUBRESAUTS DE LA BÊTE

On remontait maintenant sur Nogent sur Seine, les villages défilaient, on montait, on descendait, on bivouaquait, on faisait la soupe, on se faisait  engueuler. Cela faisait longtemps que je ne m’étais  pas glissé entre les cuisses suaves d’une paysanne compatissante à nos malheurs ou même que je boive un canon dans une auberge chaude et accueillante. Si j’en réchappais, je me promettais de me rattraper. Apparemment les ennemis se sauvaient vers l’est, nous on voulait  bien.  Toujours est-il que nous fîmes  une entrée du plus belle effet dans la capitale de l’Aube. Napoléon était encore acclamé comme après Austerlitz et nous par conséquent aussi . Mais avec l’expérience nous savions que le peuple était  versatile, en fonction du vent de la victoire, il jetait aux orties aujourd’hui ceux qu’il avait adulé hier.

Je pensais pouvoir lutiner des gamines aux joues roses, des déflorations sans conséquences mais je me gourais, pas même le temps de consommer l’une des tarifées qui s’obstinaient à suivre nos marches incessantes.

Direction Arcis sur Aube, nous étions  déjà passés par là, le tondu espérait  coller une raclée aux Prussiens.

Le 7 mars nous voilà en bataille sur le plateau de Craonne, j’espérais qu’on allait  être utiles, nous trépignions d’en découdre avec les Russes. Au cantonnement on avait appris les atrocités commises par les cosaques. Ils avaient enfumé des paysans réfugiés dans des grottes, plusieurs enfants étaient morts. Alors il y eut de terribles vengeances, les paysans étaient venus récupérer les blessés russes des combats d’hier et en avaient  enterré vivant. La bataille était terrible, des morts et encore des morts, un bruit étourdissant, de la fumée, les tambours, les ordres, les cris déchirants des blessés, mais il fallait  avancer, vive l’empereur. Nous, la vieille garde enfin nous donnions, la cavalerie chargeait, la jeune garde sous les ordres du fou fondait comme neige au soleil. A la fin nous ne savions même pas si nous avions gagné, aussi loin que mon regard se portait, il y a des cadavres.

En plus de la bataille épuisante il nous fallait  le soir cantonner auprès de l’empereur pourtant  je me serais bien laissé choir à l’endroit où je me trouvais pour dormir .

Mais rien n’allait, le congrès de Chatillon avait été un échec, l’Europe ne voulait pas de Napoléon, il les avait  trop battus, trop humiliés, il leur fallait  une vengeance.

Mais la bête n’était  pas morte, malgré l’absence de renforts malgré que l’on soit une poignée, on marchait, on se battait  et on le protégeait comme une mère aurait protégé ses petits.

Le 11 mars nous étions  à Soissons,le tondu logeait à l’évêché et nous où l’on pouvait. Il neigeait, il pleuvait et la chaleur de ma pipe ne me réchauffait  guère, décidément c’était  un foutu pays et je me prenais à regretter les chaleurs cuisantes de l’Espagne.

Les rues pleines de fumier étaient un cloaque, sur les remparts on trouvait  des cadavres à moitié décomposés et à moitié gelés, il régnait une impression de fin du monde, loin des liesses des grandes victoires.

Il faut dire qu’avec ces marches et contres marches, ces victoires, ces défaites, ces reculs, ce froid, ce trop grand nombre de passages de soldats plus rien ne suivait, les morts n’étaient  plus enterrés, les blessés n’étaient  plus soignés et  les vivants plus nourris.

Napoléon essaya de jouer les magiciens, réorganisa, déplaça, fit  flèches de tous bois, mais la réalité le rattrapait, nous étions en train de crever dans la boue fangeuse et son empire foutait le camp

Je ne sais ce que ma famille pensait de tout cela à Taugon, je n’avais plus de nouvelles depuis bien longtemps mais nous savions malgré tout que la majeure partie de la France voulait  un arrêt de la guerre, quitte à revoir des spectres oubliés depuis longtemps.

Mais lui n’abdiqua pas, tout à son génie, il y crut encore, Blucher et Schwarzenberg ne s’étaient pas encore réunis.

Nous quittions Soissons pour Reims, combats, marches, c’était  toujours la même chose. Nous avions un sentiment d’invincibilité et rien ne pouvait arriver à la garde impériale, nous étions  la quintessence du génie de Napoléon, l’élite enviée de nos ennemis. Mais pourtant nous fondions peu à peu, des blessés, des malades, des morts, malgré notre vaillance, oui nous nous amenuisions .

Comme si de rien n’était le 15 mars on nous passa en revue, c’était magnifique, et sur mon visage fatigué, sur ma peau tannée coulaient des larmes de joie et de bonheur. La musique joua pour l’empereur, la foule acclama son chef.

Le 18 mars on suivit l’empereur direction Troyes, pourquoi je n’en savais évidemment rien moi je n’étais que de la chair à canon.

Ce que je savais c’est que nous effectuions vingt lieux en quarante heures, la moyenne était impensable, je n’avais plus de jambe, plus d’épaule, l’on me pousserait au fossé que je ne me relèverais pas. Pourtant nous étions là encore à ses cotés, nous étions comme des guêpes qui volaient en tout sens pour piquer encore et encore. L’étau se resserra, nous nous rapprochions de Paris.

Nous nous battions à Torcy, sous les ordres du général Pelet, c’était toujours la même chose, notre invisibilité faisait peur aux ennemis mais cela ne changeait rien. Bien que nous ne sachions rien de la situation exacte l’on apprit tout de même que la  catastrophe était inéluctable.

Puis nous repartîmes vers l’est pour surprendre ces bons à rien sur leurs arrières, Saint Dizier dans la Marne, toujours les mêmes chemins où l’on découvrait des débris et des cadavres fruits de la sauvagerie d’une guerre qui n’en finissait pas.

Mais visiblement la dernière astuce du tondu ne marcha pas, il avait été trahi c’était une certitude.

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