
La guerre après le traité de Schonbrunn était terminée en Autriche mais elle continuait en Espagne, Napoléon allait-il retourner dans la péninsule ibérique pour en finir ? La garde impériale n’y était plus présente depuis qu’il avait finalement opté pour leur participation à la guerre en Autriche et ce fut comme un sentiment d’avant garde qu’on apprit que la jeune garde serait dirigée la bas. De Paris à l’Espagne il y avait une sacrée route, je ne savais pas où cela se trouvait mais les anciens qui avaient déjà fait le voyage s’en souvenaient sans enthousiasme excessif.
Mon Dieu que cette douce promenade fut pénible, un temps de chien, de la pluie tout du long, la colonne s’étendait. Nous à la 4ème, on essayait de rester ensemble mais la fatigue, le froid faisaient que parfois un des nôtres lâchait. Les gîtes étapes étaient organisés, nous avions le ventre plein, mais le paquetage nous pesait et ces foutues chaussures sans droite ni gauche nous causaient bien des tracas. Parfois des voitures nous soulageaient de notre fardeau quelques heures, parfois aussi nos billets de logement nous faisaient découvrir de bien bonnes gens. Il y eut même quelques heureuses conclusions nocturnes. Pour ma part je n’eus pas cette chance et en matière de femme je n’avais plus que la vision de ma chambrière rousse.
Enfin on arriva à Bayonne, le pays était bien vert et les gens parlaient un dialecte incompréhensible, nos girondins nous expliquèrent que c’était du basque.
Nous ne restâmes que très peu sur les rives de l’Adour, on bascula rapidement de l’autre coté des Pyrénées, le spectacle était de toute beauté, les côtes de l’océan découpées avec en toile de fond le sommet de la Rhune et ceux plus lointains des hauts pics.
Nous, l’avant garde de l’illustre empereur nous apprîmes que nous devions opérer dans la région du Douro afin de protéger les arrières des troupes en opération. La voie de communication de la Navarre avec la France se devait de rester libre. Mission sans gloire pour la troupe d’élite que l’on pensait être.
Si j’avais déjà perdu une partie de moi même en devenant un militaire je ne pensais pas que j’allais me transformer comme je le fis.
Certainement par nécessité mais sans finalement que je le sache avec une absolue conviction. La nature humaine se révélant d’une complexité sans nom et se manifestant de multiples façons. Pour pouvoir survivre à nos impitoyables adversaires nous dûmes nous adapter et épouser leurs méthodes. Nous qui nous attendions et espérions évoluer au milieu de nos colonnes serrées en un magnifique ordonnancement , tels des romains brisant les efforts des Carthaginois. Nous qui rêvions de nous montrer digne au vue de l’empereur afin de recevoir la croix, de le servir, de le garder. Nous qui jouissions d’avance de l’apercevoir ne serait-ce qu’un instant, l’on tomba de très haut.
Ma première vision de la guerre d’Espagne se déroula dans le cadre enchanteur d’un petit village de montagne. Un silence d’une profondeur inquiétante nous accompagna dans la traversée de l’unique ruelle. Aucun chant d’oiseau, ni aucun bruissement de feuille, le vent ayant lui aussi fait silence.
La population avait déserté l’endroit, plus de bétail, rien que ce terrible silence. Nous aurions préféré des salves et des coups de canons en lieu et place de cette pesanteur de caveau. A la sortie du village une petite place, en son milieu une fontaine qui trônait et couronnant ce petit foirail la maison d’un cacique avec son vaste portail. Je fus par ma position l’un des premiers à voir, sur le grand portail couleur de sang, cloué comme une tête d’ail un homme qui sans aucun doute avait été l’un des nôtres. Nous nous avançâmes comme des bêtes que l’on mène à la mort. Nu comme au premier jour, la tête en bas, le ventre ouvert, les entrailles déroulées traînant stupidement dans la poussière sale. Ses attributs masculins coupés avaient été fourrés dans sa bouche comme une ignoble bouillie. Ses yeux énucléés avaient été jetés au loin. Je ne pus retenir mon repas et nous fumes nombreux à nous tordre de dégoût. Nous voulions nous venger de la mort de ce jeune courrier, le village fut fouillé de fond en comble, comme prévu l’on ne dénicha personne. On enterra notre camarade et je fus de la triste corvée. Le cantonnement se fit sur place mais les sentinelles furent renforcées. Nous n’étions pas aux Tuileries et dans le noir j’avoue qu’une peur incommensurable me prenait aux ventre. A l’aube l’on poursuivit notre chemin et c’est au creux d’un bois que nous les surprimes. Sans commandement l’on chargea nos armes et en une salve uniformes on en coucha une bonne partie. Pour le reste ce fut l’hallali, les villageois tentèrent de se sauver mais nos baïonnettes firent merveille. Je tuais là mon premier homme, embroché ce gamin aux yeux noirs qui me fixait haineusement. Ce fut une folie, une boucherie, partout on voyait notre camarade cloué, tue, tue…. Sans distinction, femmes, vieillards, enfants, très peu d’hommes en fait servirent d’exutoire à notre déraison violente.
Peu à peu l’on regroupa les prisonniers, nous voulions nous venger mais certains voulurent aussi s’amuser, se divertir. Ils firent déshabiller toutes les femmes et les plus violents s’emparèrent d’une gamine au teint de feu. Le viol se fit sous les rires de tous y compris les miens. Je ne pus participer encore à ce genre de méfaits, ma haine n’avait pas encore atteint le paroxysme irréversible qui nous transformait en bête fauve.
Toute la nuit j’entendis les pleurs et les cris des femmes et des fillettes, certaines d’entre elles avaient émasculé notre compatriote c’était une évidence, mais la violence engendrant la violence il n’était pas sûr qu’un viol collectif et un massacre généralisé apaisent les esprits.
Mais l’on se fait à tout, du moins la répétition des faits engendre l’habitude. La guérilla espagnole comme on doit bien l’appeler fut pour nous une succession de vaines poursuites. Chassés, les bandits réapparaissaient ailleurs encore et encore. La population vivait dans leur terreur autant que dans la notre. Résignée elle tentait de survivre et ne nous apportait à l’évidence aucun soutien. Nous étions des envahisseurs, ennemis de Dieu. Nous étions de la garde, mais notre estomac souffrait comme celui des lignards, nos convois étaient interceptés, nos courriers massacrés. Il fallait pour survivre se déplacer en forts convois. Au final nous ne savions pas bien pour qui on se battait, était-ce pour pépé bouteille le roi Joseph ou pour le duc de Dalmatie le maréchal Soult qui jouait les satrapes.