
LE SABLIER
Couché dans mon lit, je regarde fasciné l’œuvre du vent . Des nuages aux formes variées, masses cotonneuses aux contours incertains comme des faibles pollens sont chassés au loin.
Rien ne résiste à Zéphyr et à sa palette de peintre , il sait transformer ces informités en visages souriants ou grotesques. Par sa magie; il peut même créer des animaux fantasmagoriques qui se meuvent dans un flot sans cesse en renouvellement.
C’est un jeu auquel j’excelle depuis que je suis cloué sur mon grabat de souffrance, là un chien, ici une femme au ventre de vénus primitive, puis encore une sorcière avec son grand chapeau.
C’est à l’infini, heureusement car j’ai le temps.
Enfin je ne dois pas parler en ces termes, car finalement du temps je n’en ai plus guère, la vie m’a filé entre les doigts, c’est comme cela, l’inexorabilité des choses où tout débute et tout fini.
Le spectacle me lasse maintenant mes yeux se portent ailleurs, à l’intérieur de cette chambre qui autrefois chambre d’enfant est presque aujourd’hui chambre mortuaire.
Comme à chaque fois mes yeux font le tour de cet univers familier. Mais comme à chaque fois aussi ,un objet qui est posé à gauche sur ma table de nuit attire irrémédiablement mon regard.
C’est un sablier, oui un simple sablier dont bien sûr je ne me rappelle plus la provenance. Mon cerveau comme mes jambes fonctionne par intermittence, il fait ce qu’il veut, enfin non ce qu’il peut.
Intérieurement je peste de voir ce symbole de la fuite du temps se trouver dans ma chambre, alors qu’il ne me reste comme dernier combat que de le retenir.
Alors idiotement de mes doigts malhabiles je le retourne et je compte, puis je recommence et ne trouve jamais le même décompte. C’est une perte folle, un perte irrémédiable que de compter le temps d’écoulement d’un sablier. C’est le destin tragique de notre vie, que de voir se sauver ces secondes, ces minutes puis ces années.
Savoir qu’on va mourir est la punition ultime qu’un Dieu nous a donné, c’est le supplice de la roue, celui du bûcher ou même du garrot.
Donc je le retourne plusieurs fois, c’est un jeu, un passe temps.
Je ferme les yeux maintenant, non pas que je veuille dormir mais j’ai rendez vous. C’est immuable maintenant que je suis rivé ici, elle m’accompagne.
C’est je crois mon arrière grand mère, mais je n’en suis pas toujours sûr, elle noie les pistes.
Que fait-elle ici, elle qui n’est plus depuis longtemps, que je n’ai pas connue, comme je n’ai d’ailleurs connu personne qui l’ait connu elle.
Est-ce un esprit, une âme qui vient me prendre, un fantôme ou simplement la faucheuse farceuse.
Elle a commencé doucement, une simple visite. Je la voyais sur une chaise, un tricot à la main. Silencieuse, la tête penchée sur son ouvrage, elle ne s’occupait guère de moi. J’étais intimidé, un peu apeuré sûrement. Mais son immobilité rassurante fit que je l’ai interpellée. Elle m’a regardé et un sourire sur son visage gracieux s’est dessiné.
Nous avons fini par sympathiser, c’était inévitable, elle sur sa chaise et moi dans mon lit.
J’aurai aimé qu’elle me parle de sa vie mais visiblement elle avait une autre vision des choses.
Non la revenante voulait me parler de sa mort, vous parlez d’un remontant, mais sans doute savait-elle qu’au temps de ma splendeur je faisais de la généalogie et que par ma mère je savais qu’elle était morte assez jeune de la maladie en vogue à la fin de la grande guerre.
Cette honorable mère de famille comme l’on disait autrefois est née en 1862 dans le petit village de Verdelot en Seine et Marne en cette époque régnait encore Napoléon le petit et les coteaux du Petit et de Grand Morin avaient encore leurs vignes.
Le hameau de Pilfroid dont l’étymologie m’échappe n’était que poussière et abritait quelques familles plus ou moins apparentées . Le père manouvrier s’échinait pour les autres, il n’y a pas de sot métier mais pour un paysan dont la terre est la chair, il est quand même plus intéressant de posséder la sienne.
La mère n’avait pas de profession dans le sens qu’on y mettait autrefois, mais enceinte une partie de sa vie et une autre les mamelles à l’air on pourrait lui attribuer l’épithète de mère au foyer.
Occupée à torcher ses enfants, à laver les langes, à labourer le lopin de terre familial, à nourrir les cochons, à s’occuper du poulailler, à convoyer des brouettes de linge jusqu’au lavoir et de cuisiner les repas de la maisonnée nous pouvons considérer qu’elle ne chômait guère.
Mon arrière grand mère se vit prénommée Louise Aimée, enfin pour tout le monde elle était Aimée.
La fratrie aurait du se composer de huit enfants mais la mortalité infantile se faisait encore pressante en cette fin d’empire et en ce début de troisième république.
Cela contribua sûrement à la pérennité des finances du couple. Comme chaque enfant Aimée grandit , partagée entre l’aide qu’elle apportait à sa mère, l’école et bien sûr les moments de vagabondage sur les coteaux du village.
Libre jusqu’à un certain point elle traîna ses jupons avec les autres gosses du village, frères, cousins et voisins.
Vie insouciante qui prit fin lorsque l’ingénue succomba au beau Jules et se vit contrainte d’avouer son crime lorsque son ventre parlait déjà pour elle. Le fautif qui était aussi son cousin consentit à régulariser. Il se passa tout de même deux ans avant un mariage réparateur et Aimée affublée de son bâtard avait résolument perdu sa belle réputation de jeune fille sage.
Le couple s’installa non loin de là à Sablonnières, le marié n’était pas un simple paysan, doué d’un sens de l’entreprise il prospéra dans la limite du raisonnable et devint propriétaire de la ferme de la belle étoile.
Qu’on ne s’imagine pas une propriété d’une centaine d’hectares mais quelque chose de résolument plus modeste.
Au petit imprévu de la meule de foin, les deux amoureux rajoutèrent dix petiots, ce qui n’est pas rien pour un ventre.
Ils étaient solides,elle n’en perdit que deux.