
LES YEUX DE LA FILLETTE
Il fait un noir d’encre dans la maison, le soleil n’a encore pas déshabillé la nuit de son sombre manteau.
Je suis immobile comme un marbre de tombe pour ne pas marquer le silence de mon réveil, pourtant mes yeux sont bien ouverts et je fixe le ciel de mon lit sans en percevoir encore la moindre nuance.
C’est un rite que je me suis mentalement imposé, tous les matins je me réveille avant le reste de ma fratrie pour pouvoir les observer à dessin et à leur insu. Ce n’est pas toujours facile, mais la plupart du temps comme par magie mon esprit s’anime et me ranime pour me sortir de l’enfer des ténèbres.
A coté de moi il y a ma sœur aînée, le jour je lui voue un amour immense, nous sommes inséparables et lorsque qu’on me voit , Marie apparaît à ma suite. Nul besoin de parier ni de faire des supputations comme des siamoises au corps soudé nous nous mouvons ici ou ailleurs.
Mais si mon amour diurne est sans faille, il en est tout autre la nuit, là je la déteste. Quand j’ai froid je suis sûre que la diablesse s’est enroulée dans notre couverture et qu’elle défend comme un soldat sa frontière. Alors intervient une lutte sans répit pour reconquérir un lambeau de laine qui me permettra peut être de me rendormir douillettement. Il n’y a pas que cela, la maudite, lorsque la chaleur de la brique chaude que maman a glissée sous les draps s’estompe, recroqueville ses jambes maigres de héron et colle ses pieds froids sur les miens. Immanquablement cela me réveille et me prive de la conclusion de doux rêves. J’ai l’impression soudain que je dors avec une morte, alors pour me rassurer je la pince ou la secoue. Sans la crainte de réveiller les parents cela pourrait finir en coups sournois.
Le froid est une chose en cette cohabitation intime mais la chaleur est peut être bien pire. Ma grande sœur comme une ventouse dans un marais putride déverse ses eaux sur ma peau. Cela me révulse, me dégoûte, je ne veux pas partager ces fluides humains. Mais elle, dort toujours comme une souche, sa chaleur m’étouffe comme une suée de buée. Sa chemise relevée en une indécence amoureuse je sens qu’elle rêve d’un quelconque gredin, j’ai hâte que mon frère s’en aille autre part afin que je récupère sa couche. Seule alors je serai seule, je n’aurai à supporter que ma propre tiédeur et mon froid à moi.
Avant que je n’entende ma mère se lever, je perçois un jour naissant, diffus et encore tremblant. Comme un elfe qui frappe à l’huis pendant le veillon, il tente de s’ immiscer par le petit imposte du dessus de la porte. Doucement comme un brouillard rampant dans le bas d’une vallée, sans faire de tintamarre ni de scandale il jette dehors la pénombre.
Dans mon coin la nuit semble gagner du temps, je brusquerais bien les choses en allumant la chandelle, mais aînesse oblige, elle se trouve du coté de ma sœur. De toutes façons père économe jusqu’à l’avarice, ne tolérerait pas une flamme allumée en cette heure où tout hésite encore.
Enfin, elle se lève, je me mets silencieusement sur mon séant, ne pas réveiller la louve qui râle sous le joug d’un amant rêvé.
A travers les rideaux en sergé vert je vois, je vois celle qui m’a donné le jour. En cet instant elle me paraît plus petite que lorsqu’elle se dresse dans sa cuisine ou lorsqu’elle est apprêtée pour la messe dominicale. Pour l’instant j’aperçois simplement la finesse de ses chevilles, sa longue chemise de lin écru en une gangue protectrice la mure en une virginité de dame blanche. Rien ne laisse deviner que ce corps si frêle ai pu enfanter de si nombreuses fois, rien ne peut faire présumer que ce menu oiseau puisse recevoir l’offrande du père.
Immuablement je la vois se baisser et tirer à elle l’objet domestique qu’elle seule à le privilège d’utiliser. Ses longs cheveux forment un rempart à sa nudité lorsqu’elle s’accroupit pour satisfaire un besoin naturel. Je vois à peine la blancheur de ses cuisses musclées et les collines vallonnées de ce qu’elle cache ordinairement. Je dévore des yeux cette idole, cette sainte d’église, silhouette magnifiée par mon esprit. C’est le seul moment de la journée ou je vois ma mère en cheveux. Bientôt en un échafaudage savant sa tignasse sauvage disparaîtra sous son bonnet blanc. Quelques instants, je la possède seule avant qu’elle ne devienne ma mère je l’observe encore un peu en femme. Levant les bras pour nouer ses cheveux je vois subrepticement la poitrine qui lorsque j’étais petite me nourrissait, elle est lourde, opulente et tombe comme des fruits trop murs. Si elle savait que je la mire en une incestueuse curiosité enfantine elle me corrigerait. Mais là dans l’abandon du matin accompagnée de la pâle luminosité du jour naissant je bois le corps de ma mère comme un lait gras et sucré. Son visage dans la pénombre reste fin bien que je sache qu’un delta de rides à marqué de son emprunte sa peau que chacun se trouvait à dire parfaite. Je ne voie pas ses yeux mais je connais assez son regard emprunt de dureté et qui me fouaille de leur sévérité tout au long de la journée. Parfois le trouble cérémonial est gâché par mon père qui avant de se lever lui même, happe ma mère par le bras et l’entraîne de nouveau vers le Styx d’un enlacement conjugal. Elle en ressort le plus souvent défaite, vaincue, chamboulée, différente, les cheveux en bataille et une rougeur aux joues. Que lui fait- il donc pour qu’elle se contraigne à se recoucher. Mon plaisir unique est alors terni, ma maman en ces matins troubles n’est pas entièrement à moi et je m’en désole.
Maintenant elle a couvert son corps de ses habits de respectabilité, de femme mariée, de bonne ménagère et de bonne chrétienne. Noire et triste de deuils répétés ces oripeaux conventionnels ne plaisent pas à mon regard d’enfant et toute la journée je m’efforcerai à ne la voir qu’avec mes yeux de l’aube. Je la ferrai évoluer dans mon monde imaginaire en simple chemise comme les bons bourgeois de Calais de l’instituteur en omettant toute fois la corde de repentance. Je préfère de loin cette fantomatique lueur du matin à la sèche éducatrice qui scelle ma vie du matin clair à l’aurore finissante. Elle ne le saura jamais c’est mon secret.
Il est l’heure que je me lève, les vaches n’attendent pas et mon terrible père non plus.
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