UNE SIMPLE HISTOIRE DE FOU, ÉPISODE 1

Cela fait quelques jours que je ne me sens pas bien, le docteur est venu me voir et il a dit que j’ai de la fièvre.

Nous sommes d’ailleurs nombreux du pensionnat à être malades, moi j’ai chaud, j’ai froid, je transpire, je tousse. Les autres ont les mêmes symptômes que moi, alors on nous a isolés dans une grande pièce, ce n’est pas l’infirmerie. Non, car ici je n’y suis jamais venu.

Je me suis fait pipi dessus, l’une des sœurs, m’a drôlement engueulé, mais j’ai pas osé demander, ici, elles sont pas gentilles.

Je les ai entendues discuter entre elles, nous avons la grippe espagnole et parait-il que beaucoup de patients en sont morts. Mon voisin de lit arrive à voir par la fenêtre. La carriole qui amène les morts au cimetière n’arrête pas d’aller et venir. Je ne sais pas s’il dit vrai car c’est un fieffé menteur.

A nous évidemment, on nous dit rien, car voyez-vous les bonnes sœurs ont beau dire que nous sommes dans un pensionnat, on est dans un hôpital et même plutôt dans un asile.

Moi cela fait un bon moment que je suis là, je ne sais d’ailleurs plus trop, car ici on n’a guère de repère.

Mais je ne me suis pas présenté je m’appelle Lucien Dugard et même si on veut être précis on rajoute Joseph. Mais pour tout le monde c’est Lucien ou Lulu.

Je suis né à Louviers dans l’Eure. Vous voyez je sais mes départements, même si avec le temps je crois que j’en ai oubliés. On veut me faire croire que je suis idiot mais j’ai été à l’école.

Ma date de naissance est le 24 juillet 1889, j’en suis sûr car autrefois chez maman et papa on fêtait les anniversaires. Ici à l’hôpital d’Évreux on ne les célèbre jamais.

Papa est boucher ou était je ne sais plus, cela fait d’ailleurs longtemps qu’il n’est pas venu me voir.

Je crois que personne ne vient me voir, maman peut-être et encore je ne sais plus.

Je tousse cela me fait mal, la tête me tourne un peu.

Oui mes parents avaient une boutique au 12 rue de la laiterie, je n’aimais pas l’odeur de cette viande morte, toujours on m’hurlait dessus car cela me rebutait.

Dans mes souvenirs la ville était plutôt grande, baignée par la rivière Eure avec plein de bras, enjambée par plein de ponts.

Papa m’impressionnait beaucoup avec son tablier ensanglanté et ses couteaux qui scintillaient sur son billot.

Mais au fait, je crois que l’on m’a dit qu’il est mort, oui juste avant la guerre contre les Allemands,

C’est la mère supérieure qui avait reçu un courrier et qui me l’avait expliqué.

A chaque fois qu’on la voit c’est pour une mauvaise nouvelle ou pour se faire disputer.

Donc c’est pour cela qu’il ne vient pas me voir, sinon il serait venu c’est sûr, ou peut-être pas.

Oui et ma mère Louise Joséphine, elle n’est pas morte et pourtant je ne la vois pas non plus. Elle a toujours été très occupée, la boutique, les comptes, les fournisseurs, les commandes et le commérage.

C’est pour cela qu’elle nous a placés mes sœurs, mon frère et moi. C’est un souvenir bien lointain mais du fond de ma mémoire je revois Madame Alépé et son mari Basile. Elle se prénommait Ambroisine, grosse femme avec une énorme poitrine, j’en avais peur mais aussi je l’aimais.

Je suis resté en nourrice chez eux jusqu’ au moment où mes parents ont placé ma sœur Marguerite et mon frère Marcel. Je me souviens aussi qu’ils avaient une fille, je ne sais plus son prénom mais c’est elle qui souvent me promenait dans le petit village de Montaure.

Dans mes souvenirs je revois une immense église avec un grand clocher carré. En dessous il y avait une source qui parait-il guérissait.

Moi quand je faisais des crises de convulsions on m’aspergeait avec et on m’en faisait boire.

Ce qui me fascinait c’était la croix qu’il y avait sur la place devant l’église, je pouvais y rester des heures, le père Basile disait que j’allais devenir fou à regarder cette foutue pierre.

Puis vers mes six ans je suis revenu au 12 rue de la laiterie avec mes parents, Marcel et Marguerite les jumeaux nés en 1894 avaient pris ma place chez Ambroisine. Je leurs en voulais, car moi je revenais parmi les quartiers de viande à Louviers.

Avant de poursuivre il faut que je parle de ma sœur Alice. Alors celle-là je ne la voyais guère, elle aussi avait été placée mais au village de Surtauville chez un grand oncle du côté de ma mère qui se nommait Jean-Baptiste Marsollet. Alice était plus jeune que moi de deux ans mais je ne l’ai que peu fréquentée dans mon enfance.

D’ailleurs est-elle venue me voir à l’asile d’Évreux, non je ne crois pas ?

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