Loetitia veuve Tirant
Alors qu’elle rentre chez elle, Loetitia a la surprise de voir devant sa porte un soldat. Un instant prise de stupeur elle s’imagine qu’Édouard est revenu. Mais la voix n’est pas la même, plus juvénile, c’est Henri Billeaud. Il a beaucoup changé depuis son Incorporation. On pourrait même dire qu’il est beau. Son uniforme est celui de l’artillerie et son col arbore le numéro 58. Il lui explique qu’il est dans l’artillerie de camps. Sa spécificité ne l’intéresse guère, mais elle observe plutôt sa transformation physique. Là où se trouvait un duvet, se trouve une moustache d’un noir foncé qui atténue son visage rond et encore poupin. son air juvénile s’est quand même un peu durci, ce n’est plus un enfant mais un homme.
Elle s’interroge sur sa présence et hésite à le faire entrer. Elle connaît les intentions des hommes et leurs idées placées souvent en dessous de la ceinture.
D’un autre coté il ne l’avait pas forcée et son corps d’enfant avait réveillé son corps de femme meurtrie. Mais elle avait changé, son désespoir qui l’avait conduite dans les bras d’Henri avait disparu. Il lui fallait maintenant une relation sereine et pérenne, dans les bras d’un homme qui lui enlèverait son veuvage. Les plaisirs de la chair elle s’en juge maintenant préservée et saura bien attendre.
Ils échangent quelques mots, quelques amabilités, mais rien de plus. Il ne veut pas spécialement s’introduire, mais plutôt revoir les lieux de sa première conquête.
Cette visite ne s’éternise donc pas, il doit faire le tour de ses connaissances, il est pressé et d’ailleurs veut aller surprendre son père à l’école.
Loetitia ne pense qu’à une chose ou pour être précis , son esprit est ailleurs du coté de Rochefort.
Elle vogue doucement vers le presque inconnu avec qui elle a bu une grenadine à la foire d’Aigrefeuille. Elle a aimé sa cour presque discrète, son charme désuet, ses manières un peu moins frustes que celles des paysans. Elle a adoré le contact de sa main lorsqu’il l’a effleurée. Ils se sont promis de se revoir, mais il est marié et père alors, ne se fait-elle pas d’ illusions.
Mais un jour elle apprend qu’une ancienne habitante du Gué d’Alleré est décédée, le nom ne lui dit rien mais lorsqu’on fait le rapprochement avec l’époux de la morte, elle comprend que la providence vient de se manifester.
Effectivement elle était bien malade la femme au douanier François Ferré, même si lors de leur conversation il n’avait pas évoqué une quelconque gravité et que Loetitia n’avait pas osé demander.
L’homme était donc théoriquement libre mais comment et où le revoir?
Puis septembre arrive, cela fait quelques mois qu’aucun mort n’est à déplorer sur la commune. Mais il est vain de penser que les drames familiaux soient terminés avec la survivance de la guerre.
L’épicerie de Pauline Fournier vient de fermer sa porte, d’une écriture tremblante elle écrit sur un carton » fermé pour cause de décès » .
Puis elle appose sa pancarte.
Tout le monde au village savait que le fils Bouffart était hospitalisé à l’hôpital de Niort. Personne n’y voyait une particularité car les milliers de blessés du front sont répartis sur l’ensemble des services hospitaliers de l’hexagone. Ils sont d’ailleurs si nombreux que le moindre château, la moindre grande bâtisse peut servir d’hôpital intermédiaire.
Même la gravité des blessures n’alertait guère les amis de Pauline et les connaissances de son fils. Depuis quatre ans une carapace d’indifférence entourait la plupart des gens.
Pauline une fois par semaine laissait sa boutique à sa fille Léa et s’en allait sur Niort voir son fils.
Comme les autres il avait été mobilisé dès 1914 et ironie de la vie avait été réformé par une commission à cause d’une blessure à la cornée. Il aurait donc pu revenir dessiner la frise de sa vie si le besoin présent de chair à canon ne l’avait pas fait revenir sous les armes au 6ème chasseur à cheval.
Envoyé dans les Flandres en juillet 1917 il sert avec son régiment, reconnaissances, patrouilles, liaisons..
Malheureusement il tombe victime de son devoir dans des circonstances absolument atroces, brûlé gravement il est évacué d’ambulance en ambulance, d’hôpital en hôpital. Hélas pour lui la superficie atteinte va le conduire irrésistiblement vers la mort.
Il va échouer à Niort près de chez lui, mais ne s’en rendra pas compte, la douleur est telle que les médecins ne peuvent que le plonger dans un coma providentiel pour lui.
Inconscient , sous morphine il agonisera et s’en ira muni du viatique de ses vingt trois année de vie.
Pauline a au moins la satisfaction de voir le corps de son fils revenir au Gué d’Alleré.
Le cheval malingre et réformé s’agite et piétine, il frappe de ses sabots la poussière grise de la place, la couverture noire qui le recouvre visiblement le gêne.
Derrière lui à son corps défendant est attelé la sinistre voiture. Elle est vêtue de noires tentures et sa sinistre plate forme accueil un cercueil de sapin blanc. Rehaussée de panaches noirs qui semblent s’ébrouer au vent elle est là majestueuse dans sa cruelle simplicité.
Le conducteur en houppelande de deuil ,chapeau haut de forme noir, attend impassible l’ordre de départ. Il a hâte que cela finisse car la chaleur est terrible pour lui et la bête, qu’il craint de ne pouvoir maîtriser.
Pauline droite, digne, recouverte de tulle et de dentelle s’avance au bras de sa fille Léa.
Les deux femmes impressionnantes en vérité donnent l’ordre du départ vers le jardin des morts. La foule est nombreuse et pour quelques heures le village communie dans la douleur. Derrière sa femme Fradin Gaston en uniforme d’artilleur baisse la tête solennellement en pensant sûrement que sa chère permission tant attendue est bien gâchée par cette balade funèbre.
Les voisins sont présents et le vieux François Raud qui pourtant a de la faiblesse dans les jambes veut caracoler en tête pour mettre en terre le vaurien de Camille Bouffard à qui il bottait le cul quand ce dernier bouleversait sa paille. Sa femme Julie Plisson petite vieille adorable le retient aux manches et lui enjoint de ralentir.
Auguste Moinet rentier après une vie de travail, essuie une larme, car ce drôle orphelin de père, il l’a vu grandir et s’égailler avec ses propres enfants.
Anais Ribreau son épouse glisse un petit mot d’encouragement à l’oreille de Pauline.
Le maire, sa famille et tout le conseil apportent la note officielle. Camille tient dans sa poche son discours et lui aussi a bien envie de jeter au loin sa veste de laine qui le fait suer comme un moissonneur.
Le temps, les mètres s’écoulent avec lenteur, mais enfin le convoi atteint le petit cimetière.
Le croque mort empesé et droit comme un i avec ses aides descend la bière et la pose sur deux tréteaux. On se recueille, Pauline ne verse pas une larme mais la petite Léa craque et répand un fleuve de pleurs.
Le maire prend la parole, c’est sentencieux, sûrement abominablement chiant mais nécessaire. Pauline les yeux rivés vers le trou profond où gisent déjà les cendres d’Alceste son mari prie en un flot de paroles qu’elle seule comprend.
Le curé auteur d’une magnifique messe en l’honneur de Camille, mais aussi de tous les autres, bénie une dernière fois le corps.
Puis au moyen de cordes on fait descendre la lourde charge, l’ensemble grince et joue une musique qu’on aurait voulu ne pas entendre.
Dans une corbeille des immortelles, le défilé commence, une poignée pour Camille et une embrassade bien gênante pour sa mère et sa sœur. Pour Pauline être aimable avec tous, répondre une politesse, biser des presque inconnus est une redoutable épreuve.
Elle s’en tire avec honneur, mais respire que cela soit enfin terminé.
Chacun rentre enfin chez lui, la mère retire sa mantille et sert une collation à ses proches. Le maire retire sa veste et boit deux verres d’un petit vin d’Anjou parfaitement frais.
Dans sa tête il compte, Camille Bouffard est le quinzième.