Marie Chauvin
Pour elle la guerre n’a rien changé du tout, son quotidien est le même. Elle n’a pas l’impression non plus que son village a changé. On y fait la même chose .Les terres ne sont pas en friches, la moisson est pour la troisième fois faite sans le concours des hommes.
La société est vide de mâle et pourtant elle tourne, oui ce n’est pas une impression.
Les foins ont été rentrés sans eux, les moissons se sont faites en leur absence et les battages commencent tranquillement au rythme des nouvelles machines qui envahissent la campagne.
Il a suffit de quelques jeunes gamins, de vieux sur le retour et cette armée de bonnes femmes qu’on ne jugeait bonnes qu’à ouvrir les cuisses, faire des drôles et s’occuper du ménage c’est transformée en une armée d’amazones.
Elles sont aux commandes des exploitations, manient la charrue, font les comptes, fabriquent les obus dans les usines, deviennent conductrices de trams.
Pour un peu elle pourrait devenir femmes politiques.
Puis avouons le, elles se passent pour la plus part de la bagatelle. Certes Marie n’a rien d’une guerrière, ni d’une femme mariée, ni d’une mère de famille. Elle n’est que la bonniche aux Gougaud et fait partie de leur cheptel. Elle est moins que le métayer et certainement moins que le beau cheval que monsieur vient d’acheter en Vendée. Il y a de la frustration à cela, avant elle se sentait de la famille, mais l’hostilité des filles et de la mère fait qu’elle est moins utile que leur pot de chambre.
Elle continue pourtant avec application chaque matin à leur vider. Elle sait tout sur eux, leurs vilenies, leurs tracas menstruels, leurs diarrhées, leurs constipations .
Mais malgré cela ou peut être à cause de cela elle n’entre pas dans leur cercle malgré les nombreuses années passées à leur coté.
Elle voit bien que monsieur est sans cesse préoccupé et qu’il vieillit sous les difficultés de son mandat, mais elle sait qu’il en tire une grande vanité. Jamais il ne donnerait sa place à un autre tant il croit qu’il est le seul à pouvoir gérer cet immense village.
Émile Boutin
Émile de cette guerre,il ne veut pas en entendre parler, elle s’est arrêtée en 1914.
D’ailleurs sa vie et celle de sa femme s’est aussi terminée le soir de septembre où ils ont appris la mort de Marcel.
Depuis comme d’autres il erre comme une âme en peine. Il vit parce que finalement il en a l’habitude, mais aussi parce qu’il doit soutenir Marie Vicente .
Assis sur son banc, épuisé par sa journée de labeur, il médite. Son esprit part loin, très loin , en un pays qu’il s’imagine merveilleux, il y fait toujours beau, les paysages sont enchanteurs et édéniques. Chaque jour il y vient et chaque jour il est attendu.
Marcel, et Émile ses fils enfin réunis lui sourient, mais invariablement lorsqu’il tend ses mains pour les toucher, ces formes deviennent évanescences et disparaissent.
Finalement cela lui suffit, même si chaque fois il en espère plus. Il se garde bien de parler de ses visions à sa femme. Elle rirait de lui, puis finirait invariablement par le traiter de vieux fou.
Elle pour surmonter sa peine passe son temps au cimetière, elle déambule entre les vieilles tombes, elle lit les noms, se rappelle d’eux et maugrée quand une sépulture n’est pas bien entretenue et que la famille vit au village.
Elle reste en contemplation des heures devant la tombe d’Émile et lui répète inlassablement que son petit frère va le rejoindre.
Puis il y a l’église, elle passe maintenant plus de temps en compagnie du curé que de son mari.
Lui râle, voudrait que de temps à autres elle reprenne un instant son rôle de femme. Il se fâche même parfois en disant méchamment que le curé les envoûtait toutes.
Mais elle résiste, puisqu’elle n’est plus mère, elle ne sera plus femme.
Alors en désespoir, il allonge ses journées en dehors de chez lui exagérément. Le café devient son refuge, il s’assoie, regarde et écoute. C’est d’ailleurs comme cela qu’il a des nouvelles de la guerre, incidemment, par ricochets, sans le vouloir.
Mais lorsqu’il déclare ne rien savoir, se moquer de l’issue du conflit, il fait sourire son monde car tous le voient prêter l’oreille à la moindre lecture de l’écho Rochelais.
Ses connaissances de toujours sont compatissantes et savent car eux aussi ils ont perdu un être cher.