Moi je fus à mes marmites de bonne heure, il ne convenait pas à une femme de faire attendre le ventre de nos seigneuries les bonhommes lorsque tout à l’heure après le pressage ils se presseraient autour de la grande table.
Mon feu chauffait de belle manière et mon poêlon bien chaud n’attendait que le moment ou je jetterais une bonne cuillerée de saindoux.
Cela crépita joliment puis je mis des beaux oignons à rissoler dedans. J’aimais cette odeur forte et prégnante, la maison en était me semble t-il parfumée pour plusieurs jours
Puis je mis de l’eau que je fis bouillir, lorsque l’eau se forma en grosse bulle j’y rajoutais mes mojettes. Elles allaient y cuire doucement, gentiment. Le secret était de faire tremper pendant plusieurs heures les haricots dans l’eau froide , moi je les mettais la veille. Il ne fallait surtout pas oublier l’ail et quelques herbes. Je tenais de ma belle mère de ne pas mettre de sel car sinon les haricots seraient durs. En fin de cuisson je rajoutais aussi mes oignons, vivement le repas.
A l’extérieur tout le monde s’agitait, une vraie fourmilière qui aurait été bousculée par un coup de pied d’enfant.
Le père avait expédié Aimé et Stanislas pour aider Jacques Caillaud à vendanger. Il restait avec Antoine son fils et unique fils. Stanislas fut meurtri de ne pas rester avec son beau père mais celui ci méchant lui lança que le foulage n’était point affaire de domestique. Toute honte bue il s’en alla avec Aimé. Je regardais partir mon homme et mon amant, mon amant et mon homme.
Je rejoignis bien vite mon père et mon frère pour un moment que j’aimais par dessus tout. Dans une grande cuve le raisin et dansant dedans Marie Jeanne et Louise. Je me jetais dans la ronde en relevant ma robe, piétine et piétine encore, je sentais les grains de raisin éclater sous mes pieds. On rigolait comme des folles , la marque du jus sur nos jambes blanches nous faisait comme des bas. Parfois on s’éclaboussait le fondement et les rires redoublaient. Louise faillit tomber et papa se mit en colère, nous n’étions pas des enfants pour faire les folles ainsi. Il y avait des corrections à donner, pour ces femelles que leur maris ne dressaient pas assez.
Il convenait de faire éclater le moût du raisin sans écraser les pépins, ensuite l’on passait le tout au pressoir.
Une première presse puis une seconde puis souvent une troisième. Les rafles qui restaient étaient même utilisées, on y jetait de l’eau et après une légère macération la boisson très peu alcoolisé était bue par le petit peuple.
Faire du vin est très compliqué, mon père s’y entendait et rivalisait avec les autres métayers, c’est à celui qui faisait le meilleur. Un peu voyez vous pour plaisanter comme celui qui pissera le plus loin ou celui qui honorera sa femme le plus souvent. Gloriole, fierté, vanité appelons le comme on veux, c’était tout cela à la fois. Mon père regardait son jus couler dans les barriques avec délectation, jouissance, on eut dit que le dieu de la Grèce gouttait au nectar de l’Olympe. A chaque étape, à chaque coulée il dégustait en connaisseur. A le voir c’était attendrissant ou risible, selon qu’on analysait la chose, car son vin n’était il faut bien l’avouer qu’une ignoble piquette.
Lui disait il est bien meilleur que l’année dernière, mais comme il disait cela tous les ans cela ressemblait à une litanie assez risible. Je ne me serais pas permise de contester que son vin était le meilleur de la région il aurait été capable de me talocher comme une drôlesse. Non il y avait des sujets et le vin en était un qu’il ne fallait pas aborder. Ce breuvage était son bébé, son lait maternel, sa drogue, sa potion et sa passion.
Le soir assis autour du pressoir je servis à mes hommes mes divins haricots, le père tailla dans la grosse miche d’énormes tranches de pain, pour cette événement il l’avait blanc comme les riches. Il ne lésinait pas pour un tel événement.
Je leur versais dessus une louche bien fumante de mes mogettes. Ils croquèrent dedans à pleine bouche, se brûlant, s’en mettant partout. Là aussi un vrai festin digne de la table des rois, j’avais même agrémenté le fameux fumet par un filet d’huile de noix. Le jus d’ haricot dégoulinait le long des doigts de Stanislas, il les léchait en rigolant. Antoine avait sa moustache qui se confondait avec la tartine, j’avais l’impression qu’il n’avait pas mangé depuis huit jours. Mon père était muet, béat d’admiration devant les miracles de la vie. C’était ses haricots, c’était son vin, c’était sa terre et c’était sa progéniture. A ce moment là il était châtelain, pape et roi.