Oh pas grand chose un petit rien, serait-ce une main qui se lève, qui se soulève comme pour demander un peu d’attention.
Le regard s’habituant à la faible clarté on la distingue enfin. C’est Anne, enfin la vieille Anne, la mère à la Constance, sans âge, comme statufiée par le temps. Elle est là sur son fauteuil de paille. Comme elle semble bien fragile, dans sa robe de laine noire, sèche comme une poire tapée, les yeux à peine ouverts, déjà fermés sur la vie. D’une maigreur de spectre, la peau parcheminée d’une momie égyptienne, la bouche fermée en un rictus, édentée elle caresse machinalement une chatte lovée comme une couverture sur ses genoux cagneux.
Comme elle, la bête ne semble pas avoir d’âge, vieille féline au cul pelé ayant reçu plus de coup de pieds que de caresses. Elle ronronne de satisfaction et profite d’être seule avec sa maitresse ou du moins avec celle à qui elle s’est donnée. On ne sait plus si elle est rousse mais son pelage jaune pisseux attire plus les pierres des gamins du village que les grattouilles que pourtant elle affectionne.
Anne n’est pas centenaire, loin de là mais les vicissitudes de la vie et les hasards de santé ont fait qu’elle n’est plus qu’une ombre alors que d’autres à son âges sont encore penchées sur leur planche à laver ou bien binent les rangs de betteraves. C’est ainsi, elle aimerait pouvoir courir la campagne, être autonome, rire des enfants, se brûler au soleil ou écouter le chant des oiseaux, alors que son seul trajet est celui du jardin où péniblement elle s’accroupit pour rendre à la nature le surplus dont son corps n’a pas besoin.
Elle vit depuis quelques temps chez sa fille Constance ou plutôt chez son beau fils François Guichard. Il aime à répéter qu’il est chez lui et que sa maison est celle de ses ancêtres, comme si le fait pour Constance, de lui donner des enfants, de s’échiner à en perdre la santé sur les terres de monsieur ou bien de laver ses fonds de culottes ne lui accordaient aucun droit de propriété.
Anne n’est que tolérée et n’a comme espace vital que son fauteuil et un vieux lit, sorte de grabat qu’un bagnard ne voudrait pas, calé dans une pièce sombre et humide, endroit précurseur de son futur tombeau.
Cet antre, elle le partage avec Marie sa petite fille, une garce au sang chaud qui pour l’heure n’a d’autres projets que de se faire voler sa fleur du milieu par un cultivateur du Thou répondant au joli prénom de Constant. Constant, il le sera, car il troussa la belle en chaleur et l’épousa pour compenser le don qu’elle lui avait fait. En attendant d’être repue des caresses d’un homme elle était d’une méchanceté à l’égard de tous et particulièrement de sa grand mère qui n’avait pas de défense.
Heureusement Anne avait son petit fils François, il la dorlotait, lui donnait le peu de friandises qu’il trouvait, lui racontait les histoires du village et les siennes propres. Elle était sa confidente et seule sa présence lui apportait joie et réconfort. Il la protégeait aussi des avanies de Marie.
Non pas que Constance sa fille fut méchante, non cela serait mentir, mais cette froide paysanne qui avait déjà fort à faire avec son diable de mari ne la considérait que comme un objet, une buche, une chaise ou une simple cruche.
On la nourrissait, la soupe était bonne et grasse, mais sa fille rêche comme une toile de chanvre n’avait pas d’amour à donner.
Des fois elle s’emportait même, disant qu’ Anne puait comme une vieille chèvre, c’était peut être vrai, la vieille ne se lavait guère. Mais le cul de la Constance ne voyait guère l’eau non plus, certainement que la sueur de son travail la lavait.
Non c’est sûrement la vieillesse qui puait, bien que certaines fois pressée par le besoin elle s’oublie quelques peu.
Ce qu’elle redoutait le plus était le retour des champs ou du cabaret de son gendre, il la rudoyait, n’était pas gentil, lui faisait sentir que sa présence dérangeait, qu’il serait bien qu’elle crève au plus vite pour récupérer le fauteuil et la place au chaud qui allait avec.
Le soir il n’avait qu’une hâte qu’elle se couche, qu’elle débarrasse la pièce principale afin qu’eux puisse vivre leur intimité derrière la protection des coutils entourant le lit du couple.
N’allez pas croire qu’elle ne participait pas à la dépense, Constance lui prenait tous ses sous, elle était un complément aux finances du couple . La vente des biens, qu’elle avait au Gué d’Alleré avait permis l’agrandissement des biens de François Guichard. Mais que voulez vous l’ingratitude allait de paire avec la convoitise. Elle avait bien hâte de partir rejoindre son mari Pierre et son fils François dans les flammes d’un enfer certain ou dans la quiétude d’un paradis plus qu’incertain.
En attendant que l’indifférente et le tourmenteur rentrent du travail, que la peste ne revienne de quelques tribulations et que le gentil mignon lui dépose un sonore baiser elle n’avait que sa mémoire à faire travailler.
Cela au moins était intact et sa vie revenait en boucle enfin surtout les mauvais moments.
Il y avait un couple d’années que sa vie comme celle des femmes en ce genre de cas, avait basculé.
D’une normalité à toutes épreuves son quotidien de femme mariée avait changé lorsque son mari Pierre Turgnier avait commis l’idiotie irréparable de mourir en la fleur de l’âge. Ce rude maçon aux mains calleuses, capable de boire plusieurs litres de rouge par jour, pouvant soulever des charges qu’un âne bâté aurait refusé, l’avait laissée comme une andouille en partant prématurément. Oui, elle avait gagné en liberté, plus de père, ni d’homme pour lui dire quoi faire. Mais en contre partie une solitude affreuse dans une société paysanne qui refusait d’admettre qu’un bas ventre de cet âge là ne fusse possédé par un mâle membre de la communauté villageoise.
Se refusant à tous les partis elle avait souffert, souvent mise à l’écart par les autres femmes qui la suspectaient d’être une potentielle voleuse d’homme. Elle était la veuve, pourquoi ne se remariait-elle pas?
Oui elle avait maudit son homme de l’avoir abandonnée, elle regrettait ses mains rudes qui la rudoyaient pendant l’amour, elle se mettait aussi à rêver des coups de reins sans douceur de cet ours mal léché. Elle regrettait aussi l’odeur de sa bouche sentant le vin et l’eau de vie, elle regrettait son odeur de fauve faite de senteur de terre, de pierre, de cheval.
Il était mort à trente cinq ans, une drôle d’idée qu’il avait eu là le Pierre. Ses compagnons de travail l’avaient un jour ramené à la maison sur une charrette, le teint livide, les yeux enfoncés dans les orbites, cela en était effrayant. Il souffrait le martyr, le maladroit. Une pierre de grosse taille qu’il devait tailler lui avait roulé sur la poitrine. Sa respiration était faible, le médecin de Saint Sauveur qui était venu ne nous avait donné aucun espoir. Je priais soir et matin et lui râlait de même.
Un matin, ses lamentations cessèrent, mes demandes auprès du Seigneur avaient-elles été exaucé. Non pas le Pierre était mort et bien mort. Mes belles-sœurs m’aidèrent à la toilette, une dernière fois je voyais le corps nu de celui que j’avais aimé. On le veilla et on l’enterra autour de l’église, des gens commençaient d’ailleurs à dire qu’il serait mieux d’éloigner les sépultures car les eaux se gâtaient, moi je préférais que nos morts soient sous l’ombre protectrice du saint lieu, cela faisait plusieurs siècles que nos défunts dormaient ici et que je sache personne n’avait été malade, à part peut-être quelques bonnes chiasses.